Le Quotidien d'Oran, jeudi 7 novembre 2013
Akram Belkaïd, Paris
On pourrait appeler cela un signal faible. C’est-à-dire une information que l’on détecte à peine parmi des milliers voire des millions véhiculées chaque jour par les réseaux sociaux. Loin d’être insignifiante, il s’agit d’une alerte qui ne dit pas encore son nom mais qui, dans le même temps, est révélatrice de conflictualités que les médias finiront tôt ou tard par monter en épingle. Cela provoquera alors l’une de ces bruyantes polémiques dont la France a le secret et où les musulmans de ce pays constituent trop souvent le sujet récurrent.
Il y a quelques jours, j’ai vu ainsi passer plusieurs textes, ou plus exactement des messages, d’internautes de confession musulmane déplorant le fait que leur employeur ait refusé de leur accorder un ou deux jours de congé pour qu’ils puissent fêter l’Aïd el-Kebir ou bien encore le nouvel an hégirien (*). Ouvrons ici une parenthèse pour signaler cette tendance de plus en plus forte qui consiste à célébrer cette fête en famille, un peu comme s’il s’agissait de trouver un pendant « muslim » au réveillon de la saint Sylvestre. Signalons aussi que cela ne plait guère aux inévitables zélotes et autres contempteurs de bidaâ, ces innovations dites « blâmables ». Fin de la parenthèse.
Dans l’impressionnant flot de commentaires accompagnant ces écrits indignés ou tout simplement amers, le terme d’ « islamophobie » est revenu à plusieurs reprises accompagné par des considérations peu amènes à l’égard des employeurs en particulier et de la France en général. Effectivement, on peut être tenté de voir dans ces refus une nouvelle manifestation de la « musulmanophobie » qui semble ne plus connaître de limites dans un pays bien crispé et que l’on pourrait croire tenté de renouer avec des démons pas si anciens que cela.
Bien entendu, chaque cas est unique. Il se peut qu’un patron refuse un jour de congé parce que la charge de travail ne le permet pas. Mais il se peut aussi qu’il considère qu’une fête religieuse non reconnue par le calendrier officiel ne constitue pas un motif d’absence valable. Cela sera peut-être différent le jour où une fête musulmane sera déclarée jour férié mais il ne faut pas trop y compter, les nombreuses suggestions en ce sens ayant été systématiquement ignorées par le pouvoir politique. De son côté, l’employé peut considérer ce refus comme étant un acte discriminatoire à son encontre et une entrave à sa liberté de pratique religieuse. Voilà donc la situation et il ne faut pas être devin pour comprendre que, tôt ou tard, ce type d’affaire va se retrouver exposé sur la place publique ou devant les tribunaux. Des questions fondamentales seront alors posées.
L’une d’elles concerne le champ d’application de la laïcité à la française et de son principe de neutralité. Cela doit-il concerner aussi l’entreprise privée et les associations ? Le fait de demander un jour d’absence pour fêter, par exemple, la fin du ramadan constitue-t-il un manquement aux règles de cette laïcité ? Il n’est pas facile de répondre à ces interrogations et, pour l’instant, l’Etat tout comme l’Observatoire national de la laïcité préfèrent botter en touche car tous deux sont vraisemblablement conscients du caractère hautement délicat de ce genre de problématique.
De nombreuses voix se sont néanmoins élevées pour que le gouvernement français se penche sur ce dossier et qu’il légifère au plus vite. Pour elles, il serait urgent d’examiner la question du fait religieux dans l’entreprise privée et d’en tirer des règles identiques à celles qui régissent le secteur public. Et comme c’est souvent le cas dans les débats concernant l’islam, les exemples les plus extrêmes ont été mis en avant pour justifier des lois strictes et refuser toute idée d’accommodement. On évoque ainsi des salariés qui refuseraient de travailler sous les ordres de collègues féminines ou qui créeraient des problèmes d’organisation du travail en s’absentant pour aller prier. De manière plus alarmiste encore, on laisse entendre que l’islamisme militant userait de la liberté d’agir qui lui serait offerte dans l’entreprise privée et le secteur non-marchand pour diffuser ses messages à caractère politique et prosélyte.
Ces écarts peuvent poser problème mais ils ne sauraient faire oublier que de nombreuses demandes de salariés de confession musulmane sont des plus raisonnables à moins que l’on considère que le fait de vouloir célébrer l’aïd chez soi est un acte communautariste susceptible de mettre en danger la cohésion de la République… Et, d’ailleurs, qu’amènerait une nouvelle loi si ce n’est la certitude, pour de nombreux musulmans, qu’il leur sera désormais interdit d’exister en tant que tels dans le secteur public « et » privé ? La certitude que l’étau se resserrera encore plus sur eux, les sommant d’abandonner une part de leur identité ?
En tout état de cause, la bataille de la place de l’islam dans la société française va de plus en plus concerner le monde de l’entreprise. On en a déjà eu un exemple avec l’affaire de la crèche Baby Loup où une employée s’est vue refuser le droit de porter un foulard. Comment le patronat va-t-il réagir ? Quelles seront les politiques internes mises en place par les entreprises, notamment celles qui emploient une forte proportion de musulmans (centres d’appels, logistique, bâtiment, grande distribution, services aéroportuaires ? Ce débat ne fait que commencer.
(*) Le 1er Muharram 1435 coïncidait cette année avec le 5 novembre 2013.
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