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Le
Quotidien d’Oran, jeudi 5 février 2015
Akram
Belkaïd, Paris
Que
faire ? C’est la question que beaucoup se posent depuis les attentats des 7 et
9 janvier à Paris. Cette interrogation concerne un large champ de possibilités
et de domaines. D’une personne à l’autre, le « que faire ? »
n’est pas fondé sur les mêmes préoccupations. Certains, assez nombreux, n’ont
pour seule obsession que cela ne recommence plus, que les « autres »
ne puissent plus frapper et cela sans réfléchir aux raisons, au terreau
socio-politique qui a favorisé ce drame. Dans une discussion, dans un débat,
ici ou là, cela transparait à travers leurs propos martiaux, leurs appels à la
fermeté, en France et ailleurs, leur envie de guerre dans ce
« là-bas » diffus et informe dont, trop souvent hélas, ils ne savent
rien. Leur envie aussi, non pas de guerre – le mot serait trop fort – mais de
poigne de fer dans les banlieues, dans tous ces endroits où se tapirait la
menace djihadiste. Ils applaudissent sans réserve à la convocation d’un gamin
de huit ou dix ans au commissariat. Ils oublient ce qu’est un gosse, ce qu’il
peut dire comme bêtises sans que ses parents n’en soient tenus pour
responsables. On leur raconte les pays de l’Est à l’époque communiste. Les
pères et mères terrorisés à l’idée que leur ado ou pré-ado se moque, par
provocation ou bravade, du Parti, du camarade Staline ou du KGB. Ils haussent
les épaules. Ils voient de la graine de djihadiste partout. La peur les aveugle
et a donné des ailes à leur raison.
L’une
des règles du « vivre-ensemble », formule peu satisfaisante car elle
induit une certaine forme de résignation face à l’altérité de l’autre, est de
rassurer celui qui a peur. Comment faire ? Face à celui qui profère des
énormités parce qu’il se sent vulnérable, parce qu’il tremble pour lui et les
siens, parce que son histoire personnelle et familiale remonte à la surface, on
peut être tenté par la colère, l’emportement et la rupture. Mais il faut raison
garder. Bien sûr, l’avalanche de bêtise qui déferle en ce moment sur les ondes
n’arrange pas les choses. Le mieux, dans ce genre de circonstances, est de
distinguer le grain de l’ivraie. Les énormités proférées par des politiciens en
mal de voix en provenance de l’électorat habituel du Front national ne sont pas
chose nouvelle. Cela va même aller en empirant au cours des prochains mois. Ce
n’est pas avec eux qu’il faut raisonner. Les politiciens, hantés par les
courbes des sondages, n’ont pas peur. Ils n’ont peur de rien d’ailleurs et,
comme cela est dit dans les Tontons flingueurs,
c’est à ça qu’on les reconnaît… Mention spéciale à ce sujet à Nathalie
Kosciusko-Morizet qui a affirmé que des enfants arrivent en retard le matin à
l’école parce que leurs parents les emmènent d’abord à la mosquée (affirmation
démentie par les syndicats de l’éducation tandis que, précisons-le,
l’intéressée a fait son mea-culpa).
Revenons
à monsieur tout-le-monde. Exposé à un flux permanent de mauvaises nouvelles dès
son réveil (il faudra un jour s’attarder sur le rôle joué par les matinales des
radios dans la diffusion de l’angoisse), il est évident qu’il peut avoir du mal
à faire face. Il est évident que cette violence, jusque-là inconnue à
l’intérieur des frontières de l’Hexagone (depuis au moins une vingtaine
d’années) ne peut le laisser indifférent. D’un autre côté, à l’autre bout de la
chaîne de la peur, il y a ces gens décrits dans une chronique précédente. La
peur des musulmans, qu’ils soient ou non de nationalité française. La peur des
Juifs aussi qui ne peut être ignorée ou minimisée. Au milieu, des dizaines de milliers
de gens qui ont des idées, des propositions et qui aimeraient contribuer à ce
que la peur disparaisse. Ou, du moins, qu’elle ne fasse pas faire des bêtises.
Dans ce genre de situation, la seule option est la parole. Et c’est là que l’on
constate à quel point la France est un pays où cette dernière est confisquée.
Bien sûr, la liberté d’expression existe. Bien sûr, la parole est abondante
grâce au flux médiatique. Mais qui parle ? Qui peut parler ? Toujours
les mêmes, répondra-t-on. Il y a quelques jours, j’ai assisté à un débat sur
l’islam en France. Deux interventions de haute facture, stimulantes, mais je ne
suis pas sûr que c’était cela que le public présent attendait ou souhaitait. Ce
que les gens veulent aujourd’hui, c’est parler. C’est se parler les uns aux
autres. C’est se dire ce qu’ils pensent et ne pas rester assis sagement à
écouter telle ou telle personnalité, aussi légitime soit-elle à s’exprimer et à
éclairer l’assistance grâce à un propos érudit.
J’ai
longtemps pensé que cette confiscation qui ne dit pas son nom ne concernait que
les communautés maghrébines avec ce schéma habituel qui pourrait alimenter
quelques chroniques sarcastiques : à la fin du débat, quand vient le
temps, très limité, des questions, un troll s’empare systématiquement du micro
pour un long monologue sur le thème du « je n’ai pas de question mais je
souhaite dire que… ». En fait, c’est une amie, habituée des débats
politiques en tous genres, qui m’a expliqué que cela concernait la France
entière. Partout, les gens souffrent d’un déficit de leur propre parole. On
leur parle, mais on ne leur permet guère de s’exprimer. Voilà qui explique, en
partie, pourquoi les échanges sont aussi virulents sur le net. Ce n’est que
l’indice d’une immense frustration. Celle de ne pas avoir la capacité de se
faire entendre.
Que
faire ? Les colloques, les grandes messes organisées sous tel ou tel haut
patronage ne sont pas inutiles. Mais ce n’est pas le plus urgent. Il y a nécessité
à organiser des temps de parole, fussent-ils modestes-, pour tous et cela sans
flonflons ni arrière-pensées promotionnelles. Et, dans le climat délétère
actuel, les musulmans de France doivent être les premiers à prendre ce genre
d’initiative. Pas parce qu’ils seraient coupables par ricochets ou qu’ils
devraient avoir mauvaise conscience mais simplement pour montrer qu’eux aussi
sont des citoyens qui participent à la vie de la Cité.
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