Le Quotidien d’Oran, 23 avril 2015
Akram Belkaïd, Paris
Combien de fois encore ? Combien de fois nous
faudra-t-il nous indigner quant à ce qui se passe en Méditerranée ? D’un
mois à l’autre, d’une saison à l’autre, les drames se succèdent et les bilans
s’aggravent. Automne 2013, quatre cent morts au large de Lampedusa. Printemps
2015, plus de sept cent morts non loin des côtes libyennes. Et entre ces deux
drames, combien de noyades anonymes et de naufrages qui sont passés inaperçus
ou qui n’ont fait l’objet que de quelques lignes dans la presse ? Les
spécialistes du dossier le savent : tous les jours ou presque, des
enfants, des femmes et des hommes qui rêvaient d’une vie meilleure,
disparaissent dans les flots d’une mer transformée en immense cimetière.
Ce qui vient de se passer était prévisible. Depuis
novembre dernier, l’Europe a réduit ses efforts de surveillance en mer puisque
l’opération Mare Nostrum a été suspendue. Dans une chronique qui ne remonte pas
à très longtemps, j’ai écrit que l’Union européenne et ses membres ont délibérément
abandonné les migrants à leur sort pour des raisons notamment financières (*).
Qui peut en douter maintenant ? Bien sûr, nous avons droit actuellement à
beaucoup d’agitation et à de discours mobilisant l’émotion et de promesses.
Mais, en réalité, tout le monde sait que l’Europe n’est pas disposée à accepter
l’idée que les flux migratoires lui imposent une révolution conceptuelle
qu’elle se refuse à accomplir.
La situation est connue. De partout, notamment
d’Afrique subsaharienne mais aussi d’Asie, convergent des gens qui veulent une
vie meilleure. Leur détermination est telle qu’ils sont prêts à tout, y compris
à mourir, pour atteindre leur but. La guerre, la misère, la dictature aussi,
tout cela est responsable de leur exil. Contrairement à une minorité de
privilégiés, ils n’ont aucun visa, aucune possibilité de voyager normalement et
sont une proie idéale pour les mafias de trafiquants que, on ne le répétera
jamais assez, personne ne semble vouloir inquiéter. La question est donc
toujours la même, comment faire pour que de tels drames ne se répètent
plus ?
A lire et entendre les réactions des dirigeants
européens, on devine quelles sont les orientations qui vont être prises. L’idée
qui revient en force, c’est qu’il faut arriver à stopper les embarcations avant
qu’elles n’arrivent en haute mer. Cela signifie que les pays du Sud de la
Méditerranée vont être fortement « encouragés » à renforcer leurs
propres moyens d’interception. Qui sait, dans sa grande générosité, l’Europe
leur consentira-t-elle quelques crédits bonifiés pour qu’ils achètent plus de
navires et d’hélicoptères afin de surveiller leurs côtes… De même, on entend
ici et là que ces pays, notamment maghrébins, devront s’organiser pour mettre
en place chez eux des camps de regroupement pour empêcher que les migrants ne
cherchent à embarquer pour le nord.
Reste bien sûr la question de la Libye, pays en
pleine guerre civile et dont les diverses factions et autorités ont d’autres
chats à fouetter que de chercher à stopper les embarcations. Kadhafi le faisait
pour s’attirer les bonnes grâces des dirigeants européens mais, aujourd’hui, le
chaos est tel que des bateaux partent pratiquement tous les jours à destination
des côtes siciliennes. Là aussi, l’Union européenne va tenter de convaincre les
différentes factions libyennes de faire un effort. Pour quelle
contrepartie ? On ne le sait pas encore mais il est certain qu’un
marchandage peu ragoûtant a débuté. Vous stoppez les migrants, on laisse les
armes arriver chez vous ou bien alors on vous aidera dans votre bataille contre
vos rivaux… A Bruxelles, certains rêvent même de voir l’Egypte faire la police
maritime et il ne vient à l’idée de personne que ce genre d’intervention risque
fort d’aggraver le conflit libyen.
Que faire alors ? Le monde dans lequel nous
vivons a besoin de générosité et d’une nouvelle manière de le penser. Dans un
contexte où c’est la réduction des déficits budgétaires qui commande, il ne
faut certes guère espérer que des milliards d’euros soient investis dans les
pays d’où partent les migrants. Pourtant, il suffirait de pas grand-chose pour
enclencher une nouvelle dynamique. L’idée du partage de richesses, d’un
transfert plus important du nord vers le sud est considérée comme une hérésie,
un vœu pieu formulé par des rêveurs romantiques qui ignoreraient la dure loi
des relations internationales. Or, au risque de se répéter, il ne faut pas se
leurrer : les migrants continueront de vouloir atteindre l’Europe. La
seule manière de faire en sorte qu’ils ne meurent plus en mer c’est, à court
terme, de les accueillir plus facilement – on pense notamment aux réfugiés
syriens – et, à plus long terme, de créer les conditions d’un meilleur
développement économique dans leurs pays respectifs.
On dira que les opinions publiques européennes ne
veulent pas d’une immigration plus importante et que l’extrême-droite n’attend
que cela pour prospérer encore plus. C’est vrai mais il faudrait aussi
expliquer et répéter que le monde entier est désormais en état d’urgence. Que
se calfeutrer derrière sa frontière, son mur et tous ces obstacles
électroniques qui sont en train d’être pensés pour protéger l’Europe ne servira
à rien. Quand la masse des déshérités, des damnés de la terre, croît, le riche
et le privilégié savent bien qu’ils n’ont qu’un court répit devant eux. Mais
l’on sent bien que la solution à l’australienne, c’est-à-dire le fait de
contenir les migrants à distance, de les parquer dans des îles avant de les
renvoyer ailleurs, commence à faire son chemin. C’est déjà un peu le cas à
Lampedusa. Peut-aussi aussi que la Sicile va devenir un immense camp de
regroupement. Qui sait, tout est possible.
On terminera ce texte par relever cette étrange
symétrie. Au nord, comme au sud du continent, des migrants meurent en même
temps. Les uns parce qu’ils sont abandonnés à leur sort, les autres parce qu’on
les tue. Ainsi, en Afrique du Sud est en train de se répandre une violence
xénophobe que l’ANC – oui, l’ANC de feu Mandela… - ne semble guère vouloir
empêcher (le gouvernement a attendu plusieurs jours pour déployer l’armée afin
de protéger les étrangers). Ce n’est pas la première fois que des migrants font
l’objet d’attaques mais ce qui s’est passé récemment, avec les meurtres de
Zimbabwéens et de Mozambicains, démontre qu’il n’y a pas qu’en Europe que le
migrant est désigné comme porteur de tous les maux.
(*) L’Europe abandonne les migrants à leur sort,
jeudi 13 novembre 2014.
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