Le Quotidien d’Oran, jeudi 7 mai 2015
Akram Belkaïd, Paris
Il est l’homme par qui le scandale et la polémique
arrivent. Sa faute ? Avoir remis en cause le consensus plus ou moins naïf
autour des manifestations qui ont suivi les attentats du début de l’année à
Paris. Pour Emmanuel Todd, le fameux « esprit du 11 janvier » n’est
rien d’autre qu’une « imposture » et c’est ce qu’il fait valoir dans
son dernier ouvrage. Un livre choc où il estime que la bonne conscience des
manifestants ne peut faire oublier le fait que les classes moyennes françaises
– c’est-à-dire la catégorie sociale qui a le plus participé aux marches à
travers la France - ont tourné le dos au monde populaire et qu’elles sont de
plus en plus séduites par le ressentiment islamophobe (1).
Commençons par reprendre le titre de son livre. « Qui
est Charlie ? » Une question en réponse au désormais mondialement
célèbre « je suis Charlie ». Il est vrai que l’on ne peut ignorer les
zones d’ombres autour d’un slogan vis-à-vis duquel les musulmans de France
continuent de devoir (péniblement) se positionner. Au départ, et c’est ainsi
que le présent chroniqueur le comprenait, « je suis Charlie »
signifiait une totale solidarité avec les victimes des attentats du 7 janvier
et un engagement au nom de la liberté d’expression. Mais, très vite, on a bien
senti que cela pouvait signifier aussi que l’on était d’accord - que l’on
devait être absolument d’accord - avec les dessins parodiant le Prophète ou, de
façon plus générale, moquant l’islam et les musulmans. C’est ce que l’on
retrouve aujourd’hui dans les écrits ou les propos de certains chroniqueurs,
dits de gauche, ces derniers nous expliquant que le fait de critiquer les
caricatures revient à être complice des tueurs.
Voici ce qu’en dit Todd dans un entretien accordé à
L’Obs (2) : « Lorsqu’on se
réunit à 4 millions pour dire que caricaturer la religion des autres est un
droit absolu – et même un devoir !-, et lorsque ces autres [comprendre les
musulmans, ndc] sont les gens les plus faibles de la société, on est
parfaitement libre de penser qu’on est dans le bien, dans le droit, qu’on est
un pays formidable. Mais ce n’est pas le cas. Il faut aller au-delà du
mensonge, au-delà des bons sentiments et des histoires merveilleuses que les
gens se racontent sur eux-mêmes. Un simple coup d’œil à de tels niveaux de
mobilisation évoque une pure et simple imposture. Il y a certainement une
quantité innombrable de gens qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient là le 11
janvier. Mais nul n’est censé ignorer pour quoi il manifeste, tout de
même. »
La charge est rude et, à bien des égards, quelque
peu injuste. Nombre de manifestants n’ont pas marché le 11 janvier pour dire
qu’ils soutenaient le droit au blasphème ou le droit à se moquer des religions.
A l’époque, la sidération et l’émotion étaient telles après les attentats que
cette marche s’est imposée d’elle-même. Je continue de croire qu’elle a été un
réflexe salvateur et une initiative nécessaire pour prévenir les dérapages.
Bien sûr, il est évident qu’elle a été récupérée ne serait-ce que du fait de la
présence de certains chefs d’Etat et de gouvernement dont la vraie place est au
Tribunal pénal international. Mais je ne pense pas que l’on puisse affirmer que
tous les marcheurs du 11 janvier étaient en accord avec les caricatures et
qu’ils estimaient urgent de remettre l’islam de France et les musulmans à leur
vraie place, c’est-à-dire dans les caves ou dans l’invisibilité.
Mais ce qui donne raison à Todd c’est la manière
dont a évolué la perception de cette marche et, surtout, la manière dont elle
est désormais présentée par les médias prépondérants assez prompts à prendre
leurs désirs pour la réalité. Il faut se souvenir ainsi de ce journaliste
politique de France Inter nous expliquant que le fait de ne pas avoir participé
à la marche du 11 janvier à Paris allait sonner le glas de la dynamique
victorieuse de Marine Le Pen. On en a vu effectivement le résultat lors des
dernières élections… C’est tout simple à dire mais « l’esprit du 11
janvier » est une expression qui ne veut plus rien dire et qui, plus grave
encore, divise d’autant plus qu’elle est devenue le cri de ralliement des
laïcistes obsédés par la visibilité croissante de l’islam.
Dans un pays où le climat entre communautés –
appelons les choses par leur nom – est explosif. Dans un pays où un quotidien,
jadis de référence, titre en cinq colonnes à la une sur la longueur des jupes
des collégiennes de confession ou de culture musulmane (rappelons qu’un seul cas,
pas plus, d’exclusion a été signalé). Dans un pays où, jour après jour, on sent
venir une nouvelle catastrophe, plus grave encore que celle de janvier dernier,
les débats et les oukases autour de l’islam n’en finissent pas d’envenimer la situation.
Pour Emmanuel Todd, il n’y a que deux
possibilités : « le scénario de
la confrontation hystérique avec l’islam et le scénario de
l’accommodement ». Et de lancer cette mise en garde : « la confrontation, c’est 100% de
chances de désastre pour la France (…) Alors oui, je plaide pour qu’on laisse
tranquilles les musulmans de France. Qu’on ne leur fasse pas le coup qu’on a
fait aux juifs dans les années 1930 en les mettant tous dans le même sac, sous
la même catégorie sémantique, quel que soit leur degré d’assimilation, quel que
soit ce qu’ils étaient vraiment en tant qu’êtres humains. Qu’on arrête de
forcer les musulmans à se penser musulmans. Qu’on en finisse avec cette
nouvelle religion démente que j’appelle le ‘laïcisme radical’, et qui est pour
moi la vraie menace. » (2)
A entendre et lire les réactions outragées qui
accompagnent la sortie de l’ouvrage de Todd – et qui ne concernent pas
uniquement ses critiques à l’encontre des marches du 11 janvier – on se dit
qu’il est peut-être déjà trop tard. La France, sans s’en rendre compte, par un
long glissement, par calculs politiques des uns, par ambitions éditoriales des
autres, est entrée depuis longtemps dans le scénario de la confrontation
stupide et hystérique. Un scénario où – le présent chroniqueur peut en témoigner
– le seul fait d’affirmer que l’islamophobie existe (à prendre dans le sens de
la haine des musulmans) expose aux soupçons de la bien-pensance et des
défenseurs du blasphème au nom de la défense de la laïcité. En cela, les propos
d’Emmanuel Todd devraient servir à alimenter un débat d’urgence plutôt que les
postures outragées des habituelles et inévitables impostures médiatiques.
(1) Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise
religieuse, Seuil.
(2) « Le 11 janvier a été une
imposture », L’Obs (ex-Nouvel Observateur), 30 avril 2015
_
3 commentaires:
voilà,
c'est exactement ce que j'ai ressenti en écoutant l'entretien
d'Emmanuel Todd chez Bourdin
(qui ne lui a pas facilité
la parole par ses interruptions)
Merci pour cette chronique là.
Pierre C.
Merci pour cet article. Depuis la sortie de cet essai et les réactions le dénigrant, j'éprouve un malaise , ne sachant trop comment l'expliquer. Votre commantaire clair et nuancé exprime ce que je ressens.
Et je trouve que la façon dont les opinions de nombreux éditorialistes, gens des médias etc se raidit est inquiétante...
Merci pour cet article. Depuis la sortie de cet essai et les réactions le dénigrant, j'éprouve un malaise , ne sachant trop comment l'expliquer. Votre commantaire clair et nuancé exprime ce que je ressens.
Et je trouve que la façon dont les opinions de nombreux éditorialistes, gens des médias etc se raidit est inquiétante...
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