_
Extrait de la préface de l'universitaire algérien Taïeb Bouguerra à l'édition algérienne (Enag, 1988) de L'Etranger d'Albert Camus.
" Si le thème de l’Absurde donne à l’œuvre son caractère philosophique et moral, l’ancrage spatio-temporel du texte dans le contexte colonial autant que l’armature romanesque (le face à face colonisateur – colonisé et le meurtre de ce dernier) confèrent à l’ouvrage sa dimension idéologique et autorisent une « lecture politique ». On a pu ainsi faire remarquer que si l’Algérie est présente dans l’univers camusien comme « décor », les Algériens par contre sont systématiquement biffés du paysage. Cet « étranger » qui se fait assassiner par Meursault n’a ni nom, ni visage, ni histoire. Il est identifié par l’expression généralisante « l’Arabe » ou par la « il colonial » qui refuse de nommer, l’Autre, qui ravale le colonisé au rang d’ilote. L’Algérien n’a aucune épaisseur psychologique, aucune pesanteur sociale. Présence rappelée comme un spectre qu’on agite, une menace diffuse, le discours camusien conjure également, mythiquement, la parole des Algériens.
Par ailleurs, la confrontation texte-contexte impose à l’évidence l’« absurdité » du châtiment infligé à Meursault. Dire, en contexte colonial, qu’un Français d’Algérie a été condamné à mort pour le meurtre d’un Algérien (impliqué dans une affaire de mœurs, armé de surcroît d’un couteau et auteur d’une agression sur la personne d’un Européen), c’est dire sur le mode implicite que la justice coloniale est impartiale. L’allocution que porte le texte n’est donc pas la narrativisation d’un donné romanesque mais d’un donné idéologique. L’Etranger ou la volonté d’accréditer dans la fiction, le mythe de l’impartialité de la justice coloniale n’est-il pas aussi la confession sur le mode tragique d’un profond sentiment de culpabilité historique? "
_
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire