Le Quotidien d’Oran, jeudi 4 août 2016
Akram Belkaïd, Paris
C’est une étrange alchimie, un mécanisme qui surprend
toujours et dont on voudrait qu’il se répète plus souvent. Il arrive ainsi qu’un
seul événement ou alors une seule lecture, obligent à faire le lien avec des
éléments jusque-là éparpillés dans les strates de la mémoire. Je m’en suis
rendu compte à la fin du mois de mai dernier en suivant, de loin, la réunion du
G7 qui s’est tenue au Japon. Dans la plupart des cas, ce genre de rencontre n’a
aucun intérêt. La langue de bois, les déclarations convenues et le manque
d’informations débouchent sur une poignée d’articles vite oubliés et seules
subsistent dans notre mémoire quelques photographies des chefs d’Etats
rassemblés pour la circonstance.
Ce qui m’a interpellé, c’est la décision du Premier ministre
japonais Shinzo Abe de réunir ses pairs dans le sanctuaire shintoïste d’Ise, un
lieu sacré dédié à la déesse Amaterasu-Omikami. N’allez pas croire que je sois
un spécialiste de cette religion et de cette « grande divinité
illuminatrice du ciel ». Mais il se trouve que quelques mois auparavant
j’avais lu, relu et encore relu, un superbe reportage du journaliste et grand
spécialiste de l’Asie Robert Guillain publié en décembre 1974 dans Le Monde diplomatique et intitulé
« La déesse du Soleil garde ses adorateurs » (1).
Deux pages de plein bonheur pour le lecteur qui, grâce à
l’auteur, découvrait l’existence de ce sanctuaire si particulier. Il faut
savoir que la déesse Amaterasu-Omikami est au cœur du culte shinto, la religion
première du Japon. Elle est « l’âme » de l’Archipel et son lieu
principal de dévotion, qui se trouve au cœur d’une forêt de cèdres, de cyprès
et de camphriers centenaire, a pour particularité d’être démolit et reconstruit
à l’identique tous les vingt ans. Cette tradition, qui se nomme
« shinkinen sengu » se maintient sans interruption depuis le septième
siècle. Les shintoïstes la décrivent comme la symbolisation « d’un cycle
naturel de la vie, du trépas et de la renaissance ».
« Tous les vingt
ans, écrit Guillain, les bâtiments [du
sanctuaire] sont refaits mais aussi les
quelques 2 000 objets de culte, et cela par des religieux qui sont en même
temps bûcherons, charpentiers, artisans. Quand vient la vingtième année, il y a
pour quelques semaines, dans une forêt de cryptomères et de camphriers géants,
deux sanctuaires, l’ancien et le nouveau, à peu de distance, l’un de l’autre.
Et l’inauguration du nouvel édifice est une sorte de déménagement mystique, où
la déesse du Soleil est solennellement accompagnée depuis son ancienne demeure,
promise à une démolition prochaine, jusqu’à la nouvelle. »
Cette cérémonie se déroule de nuit, dans une obscurité
presque totale, en présence de tout ce qui compte au Japon comme personnages
influents du monde politique et économique. Il n’y a pas de passe-droit ni de
tribune pour VIP. Les uns et les autres sont assis par terre et très rares sont
les étrangers qui y sont invités comme le fut Robert Guillain. En 2013, la
dernière démolition-reconstruction a coûté l’équivalent de 440 millions d’euros
et chaque fois qu’un Premier ministre est nommé au Japon, il se rend au
sanctuaire pour demander à la déesse du Soleil de l’aider à accomplir au mieux
sa tâche.
Quand Shinzo Abe invite ses homologues du G7 à Ise, il leur
signifie deux choses. La première, c’est que le Japon a beau avoir une
Constitution laïque (le shintoïsme n’est plus religion d’Etat depuis la défaite
de 1945), il entend désormais renouer avec son héritage culturel et religieux.
La seconde, c’est que la stigmatisation du shintoïsme, accusé, notamment par
les Etats Unis, d’avoir nourri le nationalisme belliqueux du Japon durant la
première partie du vingtième siècle, est contestée par de nombreux Japonais.
C’était là, quarante ans plus tôt, l’une des interrogations de l’article de
Robert Guillain qui se demandait comment évoluerait le statut de cette
religion.
Par ailleurs, ce même article m’avait déjà amené à réfléchir
de nouveau à propos d’un ouvrage de l’auteure de romans policiers Miyabe Miyuki.
De l’un de ses livres, « Une carte pour l’enfer », j’avais gardé en
tête une intrigue liée l’usurpation d’identité et au drame du surendettement qui
a touché des millions de Japonais au début des années 1990 (2) ainsi qu’une
intéressante réflexion sur la quête, très humaine mais exacerbée par la société
de consommation, d’un « autre moi ». Un personnage se demande ainsi à
quoi rime la mue des serpents et se dit que ces derniers « s’imaginent qu’après toutes ces mues,
ils auront enfin des pattes. Est-ce que les serpents ont besoin d’avoir des
pattes, me direz-vous ? Eh bien, ils s’imaginent qu’ils seraient plus
heureux s’ils en avaient. Et dans notre société, il y a beaucoup de serpents
qui rêvent d’avoir des pattes mais qui sont trop fatigués ou trop paresseux ou
encore qui ne savent comment s’y prendre. Et il y en a de plus intelligents qui
leur vendent des miroirs dans lesquels ils se voient avec des pattes. Certains
veulent acheter ces miroirs même en s’endettant. »
Mais dans ce roman, il y a aussi un passage où il est
question d’un pèlerinage au sanctuaire d’Ise. Quelques phrases anodines, un
échange formel, en apparence banal, entre l’enquêteur et un témoin. Aucune
explication sur l’importance de ce lieu, sur ce qu’il représente et, surtout,
sur le fait que l’enquêteur faisait le lien entre lui et la personne soupçonnée
de voler l’identité de sa victime. La bonne littérature n’explique rien, il lui
suffit juste de suggérer, d’indiquer des pistes. Et souvent, trop souvent, le
lecteur peu informé passe à côté…
(1) Un extrait de cet article (lequel est disponible dans
les archives du mensuel) a été publié dans le Manière de voir n°145 (février-mars 2016) consacré à
« l’emprise des religions ».
(2) Lire Meryem Belkaïd, « Chroniques
japonaises : nul mieux que la littérature et le cinéma », Al
Huffington Post, 3 juin 2015.
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