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Le Quotidien d’Oran, jeudi 20 octobre 2016
Akram Belkaïd
Alger-centre, deuxième moitié des années
1970, un lundi après-midi. Sur le trottoir, des paquets humains qui s’étirent
sur une longue file d’attente. La police militaire, casques et godillots
blancs, matraque bien en vue, est présente en force pour canaliser les
impatients, prévenir les toujours possibles débordements, calmer les
inévitables bagarreurs, castagner les habituels resquilleurs et faire la chasse
aux revendeurs de tickets au marché noir. La jeunesse algéroise,
essentiellement mâle, jeans Sonitex effilés ou pat’def en velours, ne veut pas
rater le film. Cela fait des semaines qu’elle l’attend, nourrie d’abord par la
rumeur puis par quelques images du « lancement ».
Le film ? C’est Pat Garrett and Billy the Kid. Un western de Sam Peckinpah avec
James Coburn et Kris Kristofferson. A dire vrai, tout ce beau monde se fiche
pas mal des acteurs et du réalisateur. Il pousse et attend parce que la
bande-son est signée par Robert Allen Zimmerman plus connu sous le nom de Bob
Dylan (lequel a aussi un rôle mais, de cela, ils s’en moquent aussi). Avec
quelques camarades collégiens, nous faisons profil bas. On ne sait jamais, un
« pième » pourrait avoir l’idée de nous chasser de la queue au
prétexte que nous sommes trop jeunes – cela m’est arrivé pour Don Angelo est mort avec Anthony Quinn.
Mais tout se passe bien, nous entrons enfin dans la salle. Je vais pouvoir
écouter « Knockin' on Heaven's Door », cette chanson qui passe souvent sur
les ondes de la Chaîne III et dont je ne comprends guère le sens.
Quand on me parle aujourd’hui de Bob Dylan,
j’évoque souvent cet épisode. Je le fais pour dire à quel point une partie de
la jeunesse algérienne des années 1970 s’est identifiée à l’icône du
« protest song » et de la Beat génération. A quel point elle était
connectée malgré l’isolement relatif du pays. A l’époque, pas d’internet (et de
youtube), pas d’antennes paraboliques, peu de disquaires, pas de Rock and Folk ou de Rolling Stone dans les kiosques ou même sous le comptoir du
libraire et, enfin et en surprime, pas de liberté de circuler car obligation
d’obtenir une autorisation de sortie pour quitter le pays. « Knockin’ on
Heaven’s Door », je n’en ai compris le sens que quelques années plus tard
grâce à un petit livret, perdu depuis car prêté et jamais rendu. Il contenait
une vingtaine de titres du « Zim » - c’est ainsi que ses fans absolus
aiment à l’appeler, histoire de bien se démarquer du reste des écoutants – en
version bilingue anglais et français.
Une chanson en anglais est toujours
appréhendée de manière étrange en milieu non-anglophone. Quel que soit le
chanteur, le sens du texte ne s’impose jamais de manière immédiate. On
s’intéresse d’abord à la musique, au rythme, aux arrangements, aux solos de
guitares ou à la performance de tel ou tel instrument. Les paroles, elles, se
mémorisent par l’écoute mais elles ne livrent pas toujours leur secret. Ce
n’est que lorsqu’on arrive à un niveau appréciable de maîtrise de la langue de
Shakespeare que la mécanique s’inverse ou, plutôt, s’équilibre. Les paroles,
leurs multiples sens, prennent alors de l’importance. Grâce soit donc rendue au
web qui, en quelques clics, offre l’accès gratuit aux lyrics et à leurs
interprétations diverses.
Bien entendu, cela peut être une bouillie
infâme ou bien encore quelques gentillets sonnets (comme les premières chansons
des Beatles qui sont d’une totale indigence). Mais cela n’est pas le cas de Bob
Dylan qui vient de recevoir, à la surprise générale, le Prix Nobel de
Littérature (son nom n’est jamais apparu dans la liste des possibles lauréats).
Il est évident que l’Académie Nobel a frappé un grand coup et qu’elle a dérouté
nombre d’amoureux de la littérature. L’affaire est clivante, les positions des
pros et des anti sont figées et la controverse va durer.
Pour ma part, cette distinction me ravit.
Pourtant, je ne suis pas un Dylanolâtre. Il fait certes partie de mon top-ten
mais, à choisir, je préfère de loin écouter du Bruce Springsteen ou du Marck
Knopfler à défaut de m’échapper avec un bon vieux morceau du Floyd. Par contre,
et c’est peut-être ce qui échappe aux contempteurs de ce prix, quand il s’agit
de « lirécouter », autrement dit d’accorder une attention égale aux
textes et à la musique, Dylan n’a pas (ou presque) de rival. Avec lui, on entre
dans un monde particulier de poésies, de ballades imagées, de phrases à
ricochets, de fenêtres entrouvertes sur de multiples sensations. Ce n’est peut-être
pas la définition exacte de ce que l’on appelle littérature avec une lettre
capitale mais cela y ressemble un peu. Un exemple ? La « Ballad of a
Thin Man » est un texte captivant, sombre et inquiétant. Son sens nourrit
depuis des décennies de multiples supputations et des débats sans fin. C’est à
la fois un instantané et une histoire à tiroirs et même le scénario de ce qui
pourrait être un court métrage.
Certaines chansons de Dylan s’écoutent d’ailleurs
comme on lirait une nouvelle ou un récit (idem pour Georges Brassens mais,
hélas pour lui, il chantait en français, langue bien moins impériale que sa
rivale yankee…). Cela vaut par exemple pour « Sara », ode à une
épouse bientôt quittée et pour qui avait été écrit « Sad eyed Lady of the
Lowlands ». Cela s’applique aussi au fameux « Hurricane », chant
dédié au boxeur Rubin Carter accusé à tort d’un triple homicide et dont
l’adolescent que je fus a longtemps cru qu’il racontait l’histoire d’un ouragan
voire d’un avion de la Royal Air Force… Mais il y a surtout et avant tout la
poésie propre à Dylan. « Lily, Rosemary and The Jack of Hearts »,
« Shelter from the Storm » et le cultissime « Desolation
Row » : toutes les influences de Dylan sont présentes : Walt
Whitman, Yeats, Shakespeare mais aussi, et c’est rarement relevé, Khalil
Gibran.
Mis bouts à bouts, la plupart des textes de
Dylan s’enchaînent par une cohérence poétique évidente, y compris quand il
s’aventure sur le terrain du religieux (bifurcation, certes temporaire, mais
jamais admise par les « critiques » français pour qui une
rock-folk-star ne saurait se perdre en bondieuseries…). A dire vrai, ces écrits
n’ont finalement nul besoin de musique pour être appréciés. Certes, l’oreille risque
de réclamer son dû mais on peut tenter l’expérience. Prendre une chanson au hasard.
La lire d’abord, l’étudier, la ré-imaginer. Attendre un peu et enfin l’écouter.
Double enchantement garanti. Bob Dylan a créé un genre littéraire que l’on a
encore du mal à définir mais qui paraitra évident dans quelques décennies. En
faisant cela, il a ouvert la voie à des auteurs aussi doués comme Leonard Cohen
ou Patti Smith. C’est peut-être cela qui vaut bien un Nobel.
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