Le Quotidien d’Oran, jeudi 6
octobre 2016
Akram Belkaïd, Paris
La Gare du Nord et son parvis
encombré de motos, de voyageurs pressés, de mendiants en tous genres, de
filous, de quêteurs, de diseuses de bonne-aventure et, bien sûr, de chauffeurs
Uber en maraude ou dans l’attente de leurs clients, feux de détresse allumés,
indifférents aux protestations dues aux goulots d’étranglement qu’ils créent
avec leurs amis taxieurs, livreurs et autres scooters. Un chaos quotidien, où
feux rouges et sens interdits omniprésents résument ce qu’est Paris. Un immense
ring, un bras de fer féroce entre une mairie qui veut bouter la voiture de
l’autre côté du périphérique et des conducteurs décidés à ne pas lâcher
l’affaire, embouteillages (y compris dominicaux !) ou pas.
Sur ce parvis, donc, une œuvre
artistique. Installée il y a plus d’un an et remarquée par le présent
chroniqueur douze mois plus tard malgré de fréquents passages dans le coin. Il
s’agit d’une petite maison dont les formes fuyantes suggèrent qu’elle est en
train de fondre. On s’approche, on lit la plaque et on apprend qu’elle
représente un bâtiment en train de se liquéfier sous l’effet du réchauffement climatique.
L’artiste, un argentin nommé Leandro Erlich, l’a baptisée « Maison
fond ». On pense alors au fameux « notre maison brûle et nous
regardons ailleurs » lancé par Jacques Chirac au sommet de la Terre en
septembre 2002. Sur la Toile, on apprend d’ailleurs que l’œuvre en question
s’inscrit dans une réflexion autour du legs au générations futures et intitulée
« mes enfants ». Relevons au passage le jeu de mots : « Maison
fond – mes enfants » (autrement dit, la même chose si l’on opte pour une
prononciation chalghoumienne…).
Restons devant cette
melting-house, et revenons à la plaque descriptive apposée par la mairie.
Extrait qui motive cette chronique : « Comme
une grande partie de l’œuvre de Leonardo Erlich, cette œuvre [on notera la
répétition…, ndc*] résonne dans notre
inconscient au travers d’un langage visuel onirique, et pointe du doigt un
sujet de préoccupation urgent et actuel. » Bon… Voilà donc les clés
pour écrire sur l’art : toujours utiliser les termes
« langage », « onirique » et, surtout,
« inconscient ». Vous ne captez rien à ce tabouret posé à l’envers
sur une boite à chaussures ? N’ayez aucune crainte, c’est à votre
inconscient que l’installation parle comme dans cette galerie du sixième
arrondissement parisien où un bric-à-brac me rappelant la ferraille de Koléa,
était décrit comme « un élan de
suggestions contemporaines à l’opposé des escapades oniriques
habituelles. »
Allons maintenant du côté des
Invalides, dans le centre culturel d’un pays qui fait encore rêver nombre de
Maghrébins mais aussi de jeunes français. Quatre ou cinq tableaux accrochés,
monochromes, passant du noir au blanc. Les cadres, eux, sont fait de matériaux
différents. On regarde, dubitatif, on s’en va, on revient en se disant que l’on
a peut-être raté quelque chose. Lisons la présentation : « Le passage du blanc au noir, de la
surface émaillée aux matériaux les plus humbles (ouate, caoutchouc, laine,
coton), procède d’une entreprise rhizomale. Un inventeur de formes voit des
formes partout. Il voit des formes et ces formes qu’il voit lui donnent des
idées de formes [encore des répétitions…, ndc*]. Comme si l’œuvre se constituait au cours des jours, des mois, en se
nourrissant d’elle-même. Non pas selon un principe autophage visant la
destruction. Mais selon un mouvement sans fin d’auto-engendrement… »
Ya salam ! De
l’auto-engendrement, de l’autophagie, du mouvement sans fin… Astuce vieille
comme le monde : convoquer le vocabulaire d’autres disciplines et
l’utiliser pour éblouir le béotien. A l’image de ces écrivains qui se sont
emparés de la mécanique quantique pour se renouveler et dérouter lecteurs et
critiques. Mais relisons le passage ci-dessus et repérons le mot magique,
fondamental, celui qui ouvre la voie à toutes les prétentions artistiques et
littéraires : le rhizome et ce qu’il (auto) engendre : les formes rhizomales. Qu’on se le dise, le rhizome
est toujours à la mode. Les élèves de Melle Chabani (Collège Les Crêtes, Alger,
1976-1977) se souviennent sûrement de ce mot puisqu’il leur fut enjoint de
constituer un herbier de plantes sans fleurs (fougères, scolopendres, lichens…)
avec rhizomes complets. Les auditeurs, aujourd’hui âgés, de la Chaîne III,
« la » radio algérienne, n’ont pas oublié le temps béni où, grâce à
Djamal Amrani et ses « rhizomes magnétiques » la poésie était à
l’honneur à une heure de bonne écoute.
Tout ce beau monde était loin de
se douter que la racine en question constituait le cœur d’une théorie, celle de
Gilles Deleuze et Felix Guattari, qu’il serait imprudent et présomptueux de
résumer ici… Mentionnons néanmoins les premières lignes que l’encyclopédie en
ligne Wikipedia consacre à ce sujet : « (…) il s'agit d'une mise en perspective horizontale, omnidirectionnelle et
vivace, et non plus d'une élévation plus ou moins statique, perpendiculairement
établie sur un modèle pyramidal ou strictement arborescent (sans dynamique
interne, ainsi que dans un organigramme figé). » Bref, pour faire
vite, c’est ce qui a inspiré l’autogestion et les villages socialistes
algériens…
Outre le fait d’être l’obsession
d’un président de jury de thèse neurasthénique, le rhizome est donc un terme
clé pour évoquer une œuvre. D’ailleurs, l’auteur de ces lignes prépare une
installation temporaire (autre concept-clé) faite d’emballages de Gloria,
d’Atlassienne, de Cobiscal et d’Adrar autrement dit « des vestiges consuméristes qui témoignent de l’existence d’une
société autophage, peu encline à l’échappée onirique, rétive au langage
asymétrique mais victime d’un ordre politique peu enclin à tolérer les
épanouissements rhizomaux… » Sûr, qu’elle parlera à tous les
inconscients !
(*) note du chroniqueur
_
1 commentaire:
Attention à l'avant dernier paragraphe, deux petites fautes qui gâchent un peu votre belle prose:
"Tout ce beau monDe était loin de SE douter que la racine en question.."
Du reste, souvent devant une œuvre d'art, comme dans votre chronique, le perplexe le dispute à l'incompréhension.. Difficile parfois de démêler le vrai du faux..
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