Le Quotidien d’Oran, jeudi 02
novembre 2017
Akram Belkaïd, Paris
Il y a quelques temps, un ami
français m’a posé la sempiternelle question du « pourquoi les musulmans ne
se mobilisent pas pour condamner le terrorisme ? » Posée très
sérieusement, et avec tout le tact nécessaire – ce qui est rare – cette interrogation
m’a fait soupirer et sourire. Comme j’étais de bonne composition, j’ai esquivé,
éludé et évité une discussion susceptible de mal se terminer. Etre jugé
comptable, d’une manière ou d’une autre, des crimes ou agissements d’autrui au
prétexte de sa confession ou de sa culture est exaspérant et de moins en moins
supportable. On a beau le dire et le répéter, cela persiste. C’est devenu un
lieu commun contre lequel il est vain de s’emporter.
En octobre 2014, voici ce que
j’affirmais dans les colonnes de l’hebdomadaire Télérama à propos des appels demandant à la communauté musulmane
de réagir à l'assassinat, en Algérie, du journaliste français Hervé
Gourdel : « ils [ces
appels] traduisent une contradiction
fondamentale : d'un côté, on met en garde les musulmans contre toute forme de
communautarisme ; de l'autre, on les intime, en tant que musulmans, à condamner
officiellement cet acte ignoble. C'est une manière d'affirmer que les musulmans
restent une exception dans le modèle républicain. N'importe quel être humain réprouve
ces crimes épouvantables. On n'a pas besoin de demander aux gens de s'en
désolidariser ou d'exprimer leur dégoût : ça coule de source. » (1)
Pour en revenir à cet ami, il faut
que je vous explique les raisons de mon sourire. Cadre supérieur dans une
grande multinationale, il a fini par craquer face à la pression de son
management et, c’est lui-même qui l’explique ainsi, face aux ordres et
contre-ordres permanents de ses supérieurs. En un mot, il a lâché prise car il
ne supportait plus les injonctions contradictoires dont il faisait en
permanence l’objet. Faire plus mais avec moins de moyen. Viser tel segment de
clientèle mais ne pas oublier tel autre. Définir des procédures claires mais ne
pas les respecter à la lettre, etc. Tout cela pour dire que les injonctions
contradictoires sont épuisantes et qu’à la longue, elles peuvent rendre fou.
Dire aux musulmans ne soyez pas communautaristes mais réagissez en communauté
est à la fois dangereux et stérile. Cela peut engendrer une certaine forme
d’amertume et d’agacement. Après les attentats de janvier 2015, un confrère m’a
demandé pourquoi les musulmans n’étaient pas présents à la marche contre le
terrorisme. J’ai répondu que beaucoup y étaient mais qu’ils auraient certainement
dû porter djellabas, gandouras, burqas et robes à capuchon pour le rassurer et
pour que l’on puisse clairement les identifier…
Ces derniers jours,
l’injonction a pris une autre forme. Pour tout musulman, ou supposé tel, il
faudrait absolument réagir aux accusations de viol et de harcèlement portées
par plusieurs femmes à l’encontre de l’islamologue suisse Tariq Ramadan. Ainsi,
à en croire nombre de médias français parmi lesquels les quotidiens Le Monde et Libération, le « silence des musulmans » poserait
problème. Pour ma part, rejoignant en cela l’écrit d’un confrère du MuslimPost
(2), ce qui pose problème c’est justement de ne pas privilégier le silence et
la retenue. C’est de ne pas se taire et donc de rajouter confusion et violence
verbale à une affaire déjà dramatique.
Cela vaut d’abord pour les
soutiens bruyants de Ramadan qui se déchaînent sur les réseaux sociaux en
déversant un flot nauséabond d’accusations complotistes et antisémites. Quand
une femme accuse un homme de viol, la première des choses est de l’écouter et
de la respecter. C’est la seule ligne de conduite qui prime. Certes, l’accusé
est réputé innocent jusqu’à ce qu’il soit jugé mais, dans ce genre d’affaire, on
ne doit pas oublier qui est la victime présumée. Et dans le cas présent, il
s’agit de femmes qu’on livre à la vindicte populaire et à la lâcheté des
commentateurs anonymes.
Le silence donc ! Il devrait
être aussi la ligne de conduite morale des accusateurs de Ramadan qui, de
plateaux en plateaux, entonnent l’air du « on vous l’avait dit » et
pour qui l’affaire semble être déjà jugée. Pour eux, l’occasion est trop belle
de régler une bonne fois pour toute leur compte à celui qu’ils considèrent
comme un ennemi politique. Il est d’ailleurs intéressant de relever que nombre
de celles et ceux qui critiquent « le silence » des musulmans face à
cette affaire sont ceux qui appelaient à la retenue et à la prudence en 2011
(quand ils ne dénonçaient pas un complot) après l’arrestation pour violences
sexuelles de Dominique Strauss-Kahn (3). Pour eux, il y aurait donc des
individus qui ont droit à la présomption d’innocence et d’autres pas…
Mais revenons au
« silence des musulmans ». Pourquoi d’ailleurs leur faudrait-il
réagir ? Tariq Ramadan n’est pas leur chef, ni leur « pape » ni
leur guide, ni leur calife, ni leur imam ni même leur champion pas plus qu’il
n’est le représentant attitré de telle ou telle communauté. Certes, comme tout
personnage public, il a ses afficionados mais décider que l’ensemble des
musulmans de France (et d’ailleurs) sont concernés par ce qui lui arrive, c’est
une forme d’assignation que l’on ne peut accepter. Finalement, avant même son
dénouement, cette affaire en dit long sur les biais divers qui affectent le
système politico-médiatique français dès lors qu’il s’agit, de près ou de loin,
d’islam.
(1) « Entretien : Les
musulmans français victimes d'amalgames », propos recueillis par Gilles
Heuré, Télérama, 11 octobre 2014.
(2) « Tariq Ramadan : le
silence, notre seule responsabilité », Frédéric Geldhof, LeMuslimPost, 31
octobre 2017.
(3) La chronique du blédard :
L'affaire DSK et la cause des femmes, Le Quotidien d'Oran, jeudi 19 mai 2011.
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1 commentaire:
Merci, M. Belkaïd pour cet article. La force de la double contrainte est exceptionnelle et paralysante quand elle n'est ni repérée ni exposée. Face à la double injonction, une "échappatoire" possible revient, pour celui qui en est victime, à ne rien dire, ne rien faire et à se mettre en retrait. La stratégie du schizophrène consiste parfois à se murer dans le silence, comme celle du cheval Hercule de l'histoire est de rester immobile quand son maître lui ordonne de se mettre en marche : "Avance, Hercule !". Exiger d'une communauté, qui ne peut en être une, de parler tout en se taisant relève d'une forme de folie. Alors, comment y échapper ? En la nommant, comme vous le faites avec talent et clarté, et en remettant patiemment l'ouvrage sur le métier.
Et l'ouvrage ne manque pas. Beaucoup de Français sont dans l'illusion qu'il revient aux musulmans (et peut-être même aux seuls musulmans) de résoudre une bonne fois pour toutes la question du terrorisme sur le territoire national, sans doute par un rappel à l'ordre efficace de la "communauté" musulmane à ses récalcitrants. C'est à devenir fou ! Entre des injonctions parentales particulièrement persécutrices (N'existe pas mais fais-toi entendre) et les illusions simplificatrices, il reste peu de place pour un raisonnement adulte. Merci encore d'apporter une voix "adulte" au fatras émotionnel ambiant.
PS : Je n'ai jamais rencontré Tariq Ramadan. Je n'ai jamais lu ses livres, pas même un. Je n'ai jamais lu un article qu'il aurait fait paraître dans la presse. Je ne l'ai jamais vu à la télévision ni sur internet. Et pourtant, je m'aperçois que j'ai une opinion sur lui ! Au secours !
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