Le Quotidien d’Oran, jeudi 29 novembre 2018
Akram Belkaïd, Paris
Au XIXe siècle, les peuples européens ont
longtemps lutté pour mettre fin à l’absolutisme monarchique et pour obtenir le
droit de vote (essentiellement masculin à l’époque). L’ambition républicaine,
ou celle d’une monarchie parlementaire, était adossée au principe du droit des
électeurs à désigner leurs représentants grâce au bulletin glissé dans l’urne.
Un peu plus tôt, à la fin du XVIIIe, les Américains avaient donné
corps à cette idée en y ajoutant quelques dispositions destinées à empêcher le
retour déguisé à l’absolutisme. C’est ce qui explique, du moins en théorie,
pourquoi le président des Etats-Unis n’a pas tous les pouvoirs et qu’il doit
compter avec le Congrès : « a
president weak by design », un président délibérément faible de par la
conception de son poste.
La revendication du vote pour tous fut aussi celle des
mouvements nationalistes dans les pays colonisés. Le cas algérien en est un exemple.
Avant même la création de l’Etoile nord-africaine (ENA), le vote fut considéré par
le mouvement Jeunes Algériens comme
un moment décisif dans la confrontation avec l’ordre colonial. Cela sera le cas
jusqu’au déclenchement de la Guerre d’indépendance avec son cortège de scrutins
annulés ou truqués. Ce fut le cas en 1948 quand le socialiste Marcel-Edmond
Naegelen, alors gouverneur général d’Algérie, truqua les élections pour le
deuxième collège (celui réservé aux indigènes) de l’Assemblée algérienne. Concernant
la Guerre d’Algérie, on évoque souvent les massacres du printemps 1945 comme
ayant été le catalyseur pour un passage à la lutte armée. On oublie trop
souvent de parler de ces élections de 1948 qui démontrèrent que le lobby
colonial n’entendait pas permettre aux Algériens de choisir leurs
représentants.
En ce début de XXIe siècle beaucoup d’urnes ont
été charriées par les flots électifs. Dans des pays du Sud comme l’Algérie, on
vote dans des environnements politiques censés être pluralistes mais les
résultats des scrutins sont sans surprise car le résultat est connu à l’avance.
Les dictatures et les régimes autoritaristes ont su accompagner l’air du temps.
Le temps du vote interdit ou du candidat unique est révolu. On organise des
compétitions électorales avec tout ce qu’il faut comme atours démocratiques
mais le jeu est truqué et les électeurs, comme les observateurs internationaux,
le savent. Souvent, aussi, les principaux adversaires du président sortant sont
empêchés de se présenter quand ils ne sont pas jetés en prison. On notera aussi
qu’il existe des exceptions pour le pire comme pour le meilleur.
Pour le meilleur, la Tunisie est un pays où voter a
désormais une signification. Bien sûr, la population ne voit pas venir les
changements promis par la révolution de janvier 2011 et cela se traduit par une
forte abstention. Il est évident aussi que le mécanisme électoral n’est pas
(encore) parfait. Il n’empêche. L’électeur tunisien peut (doit) considérer que
sa voix compte. Quant au pire, les exemples ne manquent pas. On pense notamment
à certains pays d’Afrique subsaharienne, comme le Cameroun, où de scrutin
présidentiel en scrutin présidentiel, de décennie en décennie, le résultat est
toujours le même. On peut aussi évoquer les monarchies du Golfe qui sont,
exception faite du Koweït, les seuls pays dans le monde où on ne vote pas (ou
si peu et de manière erratique). Les seuls pays dans le monde, avec la Corée du
nord, où on ne fait même pas semblant d’organiser des élections régulières. Même
la Chine et son tout puissant parti communiste permettent, une fois tous les cinq
ans, à 900 millions d’électeurs de désigner directement 2,5 millions de
« représentants du peuple » aux « assemblées
populaires » locales.
En Occident comme dans d’autres régions du monde (Asie,
Amérique latine), le vote est un acquis et la vie politique s’organise autour
des échéances électorales. Les batailles et les mobilisations du XIXe
siècle y ont donc atteint leur objectif. Mais cela ne signifie pas que la
situation est parfaite. Si l’on devait dresser un tableau listant les
principaux problèmes qui enrayent l’expression démocratique lors d’une
élection, on retrouverait un peu partout la mention de l’argent. L’exemple le
plus frappant est celui des Etats-Unis où il est impossible de faire campagne
sans dépenser des centaines de millions de dollars. Les législateurs américains
ont renoncé à limiter les dépenses de campagne au nom de la liberté
d’expression. Ce faisant, ils ont ouvert la voie à une ploutocratie qui ne dit
pas son nom.
L’argent intervient aussi de manière indirecte. Le cas
français l’illustre bien (on aurait pu aussi évoquer celui du Brésil). Certes,
les dépenses de campagne sont limitées mais que dire quand une grande partie
des médias est aux mains d’industriels et de milliardaires qui ont donc les
moyens d’influer sur la campagne électorale ? Dans ces conditions,
l’intégrité du vote est donc questionnée. La nécessité d’affranchir les
compétitions électorales de l’influence de l’argent ne date pas d’hier mais
cette question ne mobilise guère. A l’inverse, on voit se dessiner une nouvelle
frontière, une sorte de revendication encore diffuse mais que l’on retrouve
dans tous les mouvements qui s’organisent hors des partis traditionnels. Il
s’agit de ce que l’on pourrait appeler le droit à l’électeur de corriger son
vote. Autrement dit, le droit au « recall », celui de voter pour
renvoyer l’élu qui ne donne pas satisfaction, qu’il soit maire, député ou
président.
De cela, les élus où qu’ils soient n’en veulent pas et
mettent en avant la nécessité d’aller au terme de leur mandat. Si l’on revient
au cas français, il est intéressant de noter que des dirigeants, qui ne cessent
d’expliquer que l’emploi garanti à vie constitue un anachronisme, refusent que
leur soit appliquée la précarité professionnelle qu’ils imposent à d’autres.
Cela changera tôt ou tard. Les crises politiques qui se dessinent pour le XXIe
siècle déboucheront nécessairement sur la possibilité de renvoyer les élus
défaillants.
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