Le Quotidien d’Oran, jeudi 7 mars 2019
Akram Belkaïd, Paris
Les moments où l’Histoire s’accélère sont rares. C’est ce
que vivent aujourd’hui l’Algérie et son peuple. Voilà l’instant que l’on
attendait depuis si longtemps, celui qui brave nos peurs, nos réticences et nos
scrupules. Depuis l’indépendance, les aspirations à l’État de droit et à
l’accès aux libertés fondamentales ont toujours été balayées par les dirigeants
et les événements. Ni Ahmed Ben Bella ni Houari Boumediene n’ont accepté l’idée
d’une émancipation de la population par le biais d’une ouverture politique. Chadli
Bendjedid n’a entériné la fin du règne du parti unique que parce que le sang
des victimes d’Octobre l’exigeait. Mais la transition née du premier printemps
démocratique était viciée dès le départ.
Il aurait fallu que Chadli et ses pairs s’en aillent tout de suite mais
l’on ne refait pas l’histoire. Pour ce qui est de la suite, il est inutile ici
de rappeler ce qu’a représenté la décennie noire comme forces d’empêchements et
comme corset de violences infligées à la population.
A bien y regarder, si l’on analyse les vingt années qui
viennent de passer, on se dit qu’il fallait peut-être du temps pour que la
société algérienne se reprenne, pour qu’elle se remette (un peu) sur pied et
qu’elle dise enfin haut et clair au système ce qu’elle a toujours pensé de lui.
Un ami marocain, en exil précoce pour échapper aux tracasseries permanentes de
la part des autorités de son pays et des nervis qui les servent, m’a dit un
jour qu’il a longtemps pensé que la seule manière pour lui de survivre était
d’éviter de trop souvent croiser les yeux du Makhzen. Ce n’est que récemment,
avec les événements du Rif dont il est originaire, qu’il a jugé qu’il avait eu
tort. Effectivement, il faut soutenir le regard de l’oppresseur, c’est la seule
manière de lui faire comprendre que c’en est assez. La vie, ses contingences,
ses exigences, ont fait que des centaines de milliers d’Algériens ont évité de
croiser le regard du pouvoir algérien. Les bonnes raisons ne manquaient pas. La
SM, le DRS, la DGSN, le parti… Il fallait attendre. Attendre de bâtir le pays,
attendre de lui donner des institutions, attendre le congrès du FLN, attendre
la démocratisation, attendre le retour à la paix civile, attendre le pardon,
attendre le développement, attendre le énième mandat…
En marchant dans les rues, de manière pacifique et civile,
les Algériennes et les Algériens ont clairement regardé le pouvoir dans les
yeux. Leur message est clair et dénué de toute ambiguïté : C’est non à un
cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika. Mais ce n’est pas que ça. C’est aussi
un non au système, à la manière dont l’Algérie a été dirigée et gérée depuis
des décennies. Un des slogans repéré dans les cortèges est « khams
3achriyat barakat ». Cinq décennies, ça suffit. Et il y a autre
chose : tous ces drapeaux sortis pour une occasion autre qu’une victoire après
un match de football, c’est l’amour clamé, assumé, pour un pays tant de fois
malmené. C’est l’esquisse d’une capacité à vivre ensemble un instant de
communion lié à des enjeux politiques graves et non pas à une quelconque
occasion festive.
Les foules disciplinées, civiques et gaies qui marchent, qui
continueront de marcher, ne sont pas « égarées ». Elles ne sont ni
crétines ni naïves. Elles ne sont pas le
jouet de « parties » qui conspireraient matin, midi, soir et after à
déstabiliser l’Algérie. Il y a chez elles de la maturité et la volonté de
préserver intacts les murs même s’il s’agit d’en chasser les propriétaires
autoproclamés. Bien sûr, les choses risquent de mal tourner, mais il n’y aura
alors aucun maquillage possible. Les responsables seront ceux qui ordonneront
d’ouvrir le feu pas celles et ceux qui marchent.
En Octobre 1988, l’Armée nationale populaire (ANP) a fait le
sale boulot en tirant à balles réelles sur la jeunesse. Effrayée par le
désordre et le saut dans l’inconnu, une grande partie de la société a
tacitement passé l’éponge sur ce séisme et cela d’autant plus facilement que
l’ouverture démocratique, du moins supposée telle, a immédiatement suivi. En
janvier 1992, l’intervention de l’armée pour interrompre le processus électoral
et annuler la victoire annoncée du Front islamique du salut (FIS) a bénéficié de
l’appui d’une importante partie de l’intelligentsia mais aussi de la société
algérienne effrayée à l’idée de voir les « barbus » prendre le pouvoir.
Durant les années 1990, l’armée, au premier plan des affrontements armés, a, là
aussi, pu compter sur le soutien de nombreux Algériens.
Mais aujourd’hui ? Qui défend un cinquième mandat
d’Abdelaziz Bouteflika ? Personne, exception faite de ses obligés et
autres mangeurs de cachir. Qui veut le statu quo ? Personne si ce n’est
celles et ceux qui en tirent profit. En clair, recourir à la violence contre
les protestataires ne pourra se fonder sur aucune justification politique,
stratégique, éthique ou morale. Le monde entier observe l’Algérie et sait que
la population veut que les choses changent vite (et pas après une
« conférence inclusive ») et qu’elle s’exprime de manière pacifique.
Toute violence exercée de manière directe ou indirecte contre les marcheurs ne
pourra être ni camouflée ni justifiée. Et, même si elle ne joue qu’un rôle
modeste dans ces grands bouleversements annoncés, la diaspora veillera à ce que
cela l’affaire prenne l’importance qu’elle mérite.
Les « décideurs » comme les appelait feu Mohamed
Boudiaf doivent écouter le peuple et son exigence de changement immédiat. C’est
la seule issue acceptable. C’est celle qu’il faut espérer pour l’Algérie.
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