Le Quotidien d’Oran, jeudi 7 novembre 2019
Akram Belkaïd, Paris
A Beyrouth, comme à Alger, comme il y a
presque neuf ans à Tunis ou au Caire, il y a d’abord le peuple qui se compte et
qui, soudain, compte. Dans des pays où règnent l’arbitraire, la hogra et
l’incompétence, longtemps l’éclatement et l’isolement règnent. La solitude
s’impose d’elle-même ; on ne compte que sur soi et les solidarités
habituelles, traditionnelles, s’érodent au fil du temps d’où ce malaise qui
s’aggrave, qui mine les familles, qui pousse à l’exil intérieur. Il y a aussi
la peur qui oblige à se taire, à rester chez soi, à éviter les problèmes. On se
dit à quoi bon protester contre un troisième mandat de Bouteflika, contre la
énième prébende du clan Ben Ali – Trabelsi, contre la dernière culbute
mirifique de Hariri et de ses amis.
Puis vient l’étincelle. Ce moment catalytique
où apparaît un sentiment à part, fait de colère et d’indignations mêlées. Une
taxe de trop, une privatisation qui se prépare, un nouveau mandat que l’on
cherche à imposer et c’est le peuple qui prend la rue. Spontanément, on ne le
dira jamais assez à l’heure où les théories du complot ont tant de succès. Le
peuple… Ses rangs, ses cortèges, ses foules, ses paquets humains en mouvements
hardis et désordonnés, tous trahissant d’abord la surprise – et très vite la
fierté et la satisfaction – d’être soudain réunis. La fin du mutisme et de la
résignation c’est aussi la fin de l’isolement, du prendre sur soi, du laisser
faire et du laisser filer. Fin octobre, à Beyrouth, sur la place des Martyrs, c’est
cette joie des retrouvailles qui sautait d’abord aux yeux.
Il y a quelque chose de paradoxal à associer
l’expression de la colère à la joie. Mais c’est ainsi. On est heureux
d’exprimer sa colère, son mépris à l’égard de dirigeants dont on ne dira jamais
assez la nature déprédatrice. Avec eux, ce n’est pas simplement je vole et je
détourne. C’est je vole, je prends tout ce que je peux et, surtout, je détruis
et fais en sorte de rendre impossible la vie des gens. Même les miettes qui
restent leur sont pratiquement interdites…
Le Hirak, à Alger comme à Beyrouth, c’est
cette irruption de la créativité. Les slogans fusent. Bien sûr, on emprunte à
des références connues. On détourne des phrases, on les réinvente. Mais, là
aussi, on se dit que la bride a lâché, que son cuir s’est enfin déchiré.
Certes, il y a parfois de la naïveté, du « méchants sont les
méchants » mais qu’importe. On observe toutes ces adolescentes, tous ces
adolescents, visages grimés, voix éraillées, et l’on se dit que tous
« font œuvre », que ces mots d’ordre clamés, que ces injonctions
adressées aux dirigeants sous le mode de l’humour ou de l’ironie, constituent
une expérience irremplaçable que d’autres générations n’ont jamais connues.
Le rap, musique reine de ce début de siècle,
est omniprésent même si les chants traditionnels résistent bien. Fairouz et DJ
Madi Karimeh, désormais surnommé « Revolution DJ ». L’Internationale
en arabe et Bella Ciao, ce chant réduit à une ritournelle de série télévisée. On
chante donc. On danse. On scande, on saute. On agite ou on brandit les deux
objets phares du Hirak : le drapeau (que de mauvaises langues disent avoir
été fabriqué par dizaines de milliers en Chine…) et le téléphone portable (dont
on est sûr que, lui, vient des ateliers d’Asie). Filmer les autres, se filmer.
A la nuit tombée, faire comme si l’on était à un concert, en levant vers le
ciel l’objet illuminé, donnant aux caméras sur les toits des immeubles et aux
drones qui tournoient l’occasion d’immortaliser des images féériques. Les
cyniques, les dubitatifs, les sceptiques diront que tout cela est trop beau,
trop joyeux, trop festif, trop travées de stade de football un jour de derby.
Ont-ils totalement tort ?
On déambule entre les tentes d’activistes, de
représentants de ce que l’on nomme avec tant de facilité « la société
civile », on tend l’oreille, on observe. Des journalistes locaux sortent
leur micro. Les propos se ressemblent, se répètent. Pas d’État, pas de service
public, trop de coupures d’électricité, vie chère, faiblesse de la livre
vis-à-vis du dollar, corruption, népotisme… Le propos, plus rare, peut être
aussi politique. Fin du confessionnalisme, une réforme électorale, de nouvelles
élections, une nouvelle Constitution. On se dit que tout cela a besoin de
discours plus élaborés, de textes fondateurs et d’accompagnement. Que la
revendication à propos de la mise en place d’un « gouvernement de
technocrates » est l’arbre qui cache la forêt d’un désarroi en matière de
doctrine. Mais qu’importe, ceci n’est qu’un début.
Parce qu’il faut que les choses changent.
Parce que cela n’est plus possible. Le statu quo n’est plus tenable, il est
mortifère. On se dit cela quand, après avoir quitté la ville du Raouché, on
tombe sur cette vidéo d’un petit algérien, Youssef de son prénom, dont la vie
dépend d’une opération et de la générosité des gens (1). Autorités muettes et
désinvoltes, hôpitaux en déshérence, s’il y a bien un exemple phare de l’échec
algérien, c’est bien l’état de son système de santé.
(1) https://www.cotizup.com/sauver-youssef#news
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