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Le Quotidien d’Oran, jeudi 12 août 2020
Akram Belkaïd, Paris
Khaled Drareni, emprisonné depuis le 7 mars dernier, vient donc d’être condamné à trois ans de prison ferme. L’iniquité de ce jugement qui fait honte à l’Algérie, sans oublier le tort qu’il lui cause, n’est même pas à démontrer. Trois ans ferme pour avoir accompli son travail de journaliste, ce n’est pas de la justice mais une volonté de destruction et de mise au pas. Je connais peu Khaled Drareni, mais je sais que sa couverture du Hirak depuis le 22 février 2019 a été exemplaire sur le plan professionnel. Honnête, la plus complète possible et rigoureuse aussi. Et c’est bien ce que le pouvoir lui reproche.
Khaled a montré la réalité. Il a suivi au plus près les manifestations et les regroupements populaires. Aux médias étrangers qui ont sollicité ses commentaires, il a apporté éclaircissements et mise en perspective. En un mot, il a contribué à ce que la situation algérienne, vue souvent de l’extérieur comme opaque et indéchiffrable, soit claire et transparente. La situation d’un pays où la population n’en peut plus d’être gouvernée par des incapables et des voleurs. La situation d’un pays où un trafiquant de cocaïne a plus de chance de passer à travers les mailles de la dite justice qu’un journaliste qui rapporte simplement ce qu’il a vu et entendu.
Chez les hommes qui tiennent ce pays en otage, il y a encore et il y aura toujours un parti unique dans la tête. La pluralité des opinions, les contre-pouvoirs, l’existence d’une opposition politique constituent des éléments démocratiques inacceptables pour eux. En réalité, ils ne se sont jamais remis des changements apportés par octobre 1988. Un seul parti, une seule voix, une seule manière de voir le monde et tout le monde au garde-à-vous : voilà leur vision. Le Hirak a fait vaciller ce dogme. Incapable de se remettre en cause, incapable de reconnaître sa responsabilité dans l’état du pays et donc d’admettre le bien-fondé des manifestations populaires pacifiques, le pouvoir s’est mis en tête que la presse était responsable de cette agitation.
L’accusation est toujours la même, quelle que soit l’époque ou quel que soit le lieu. Au début de la guerre d’indépendance, le pouvoir colonial à Alger accusait la presse d’avoir fabriqué le Front de libération nationale (FLN). Aujourd’hui, quand Khaled Drareni est poursuivi pour « incitation à attroupement non armé » cela traduit la même logique débile. Journaliste, sa seule présence inciterait les gens à manifester (ce qui au passage est leur droit, mais cela est une autre histoire). Convoqué à plusieurs reprises par les services de sécurité, Khaled s’est vu ordonné de ne plus couvrir le Hirak. Ce qu’il a refusé et c’est ce qui lui vaut sa condamnation.
On voit aussi la médiocrité de cette stratégie qui consiste à supprimer le média pour agir sur le réel. Nous sommes au XXIème mais les chantres de « l’Algérie nouvelle » pensent encore comme dans les années 1970 quand le peuple algérien n’avait pas le droit à la parole et qu’il suffisait de saisir le quotidien Le Monde pour l’empêcher de savoir ce qui se passait dans son propre pays. Au milieu des années 1990, un futur ministre (influent) d’Abdelaziz Bouteflika, découvrant les possibilités infinies de l’Internet, s’était écrié : « mais il faut contrôler tout ça ! Il faut ‘‘les’’ empêcher d’y accéder ». « Les » empêcher… Qui ça ? Le peuple. Les sans-droits, les sans-piston. Les autres, ceux dont les dirigeants ne diront jamais « ta3na », les nôtres, signifiant ainsi la persistance de cette séparation féodale née des paradoxes et ambiguïtés du socialisme boumedieniste.
Le président Abdelmadjid Tebboune, ses ministres, clament à qui veut les entendre qu’une Algérie nouvelle se dessine. Ils ont peut être raison mais il convient de lever le malentendu. Ceux qui pensaient que cette Algérie nouvelle signifiait un État de droit et des réformes profondes en seront, naïfs qu’ils furent, pour leurs frais. L’Algérie nouvelle, c’est plutôt la persistance du verrouillage et du déni de liberté. Alors, certes, cela ne peut pas être la Corée du nord – il faudrait beaucoup de violences pour cela, mais la Russie de Poutine, la Biélorussie de Loukachenko ou, la Chine de Jinping donnent bien des idées aux successeurs du clan réuni autour d’Abdelaziz Bouteflika (lequel, signalons-le au passage, n’a jamais poussé aussi loin la répression contre les journalistes).
Je suis solidaire de Khaled Drareni. Il est l’honneur de notre profession, de sa famille et de l’Algérie. Être condamné de la sorte est une infamie dont la charge reposera à jamais sur le pouvoir algérien. Je suis solidaire de Khaled Drareni et, comme des milliers d’Algériennes et d’Algériens, je m’emploierai à faire connaître et savoir l’injustice dont il est la victime. On ne se taira pas. Pour nier le réel, pour faire croire que tout est pour le meilleur dans le meilleur des monde algérien, le pouvoir devra faire taire des millions de personnes. Un peu d’intelligence, juste une once, lui permettrait de comprendre que la partie est déjà perdue pour lui.
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