Le Quotidien d'Oran, jeudi 7 juin 2012
Akram Belkaïd, Paris
Paris, seize heures. Soleil radieux avec juste ce qu’il faut comme fraicheur printanière. Une brasserie et sa terrasse donnant sud-ouest. Un endroit autant convoité par le flâneur local que par les visiteurs de passage et les touristes qui ne sont pas les derniers à vouloir en être. Voici donc l’un des rites de la belle saison : conquérir sa place en terrasse, se battre s’il le faut (ou presque) et se tasser les uns contre les autres. Tout cela pour s’asseoir au milieu des fumeurs interdits d’intérieur et être au plus près des klaxons et des tuyaux d’échappement... Bronze, hume et fume, c’est bon pour ta santé, mon gars !
Placardées sur les vitres et les ardoises de l’établissement, des affichettes délivrent toutes le même avertissement que voici : « Après 15h, plus d’expresso en terrasse extérieure ». Etrange, n’est-ce pas ? Commençons par relever l’absence d’explication ou de regrets. Pas de café à l’extérieur, et c’est ainsi. Circulez si vous n’êtes pas content. Pourquoi une telle interdiction ? En fait, ce n’est qu’une simple question de business, un moyen comme un autre pour empêcher la consommation à minima dans un emplacement se devant de toujours rapporter plus et encore plus y compris lorsque la plage hautement rentable du repas (à au moins trente euros le menu du jour) est terminée.
Un expresso ? Quelques euros – ce qui est déjà beaucoup pour ce qui ne valait que quelques francs – avec lesquels on peut, en théorie, étirer le temps d’exposition au soleil, journal, livre ou tablette numérique à la main. La vie en terrasse, les rencontres, les regards, les rêveries… Du bon temps bon marché. Sauf que le garçon de café, aimable comme bon nombre de ses congénères parisiens, veille au grain. Et pour monsieur, ce sera ? (ton faussement enjoué). Un expresso (réponse un peu détachée de celui qui fait semblant de ne pas avoir lu l’affichette). Le couperet tombe. Ah non, vous devez prendre autre chose (comprendre de plus cher) ou rentrer à l’intérieur avec le reste des pâlichons.
Le plus étonnant dans l’affaire, c’est que personne ou presque ne proteste. L’habitude et la résignation. L’acceptation de la dégradation du service dû au payeur : c’est aussi cela l’air du temps hexagonal. Le client n’est plus roi et le consommateur ne cesse de se faire rabrouer. Il raque mais on le claque. On le dit râleur mais, fait déroutant, il se tient coi. Dans les boutiques, qu’elles soient de luxe ou non, dans les restaurants, gargotes ou de plusieurs étoiles, il lui faut subir mauvaise humeur, réflexions désagréables et autres attitudes désinvoltes. En clair, il paye mais c’est lui qui encaisse.
De retour du nord des Etats-Unis, une thésarde spécialiste de la confrontation musclée avec les vendeurs mauvais n’en revient pas et ses observations ont inspiré la présente chronique. Terminés pour elle les sourires et les comment allez-vous aujourd’hui, certes de commande et peu sincères, mais ô combien agréables. Entre une cordialité artificielle mais générale et une face de carême des moins avenantes, qui peut prétendre préférer la seconde ? Prenons un autre exemple. Toujours à Paris, un petit supermarché de quartier. Une cliente demande à être livrée. L’employé s’approche d’elle, ni bonjour ni sourire, et lance tout de go : « j’espère pour vous qu’il y a un ascenseur et puis, de toutes les façons, vous avez trop de bouteilles ». Sous d’autres latitudes, ce genre de réflexion vaudrait une remontrance voire un renvoi. Mais là…
Est-ce à dire qu’il y aurait une spécificité française de la maltraitance du client ? Ce serait aller vite en besogne que de l’affirmer. Ceux qui ont connu l’Algérie des années souk-el-fellah et du makache systématique peuvent témoigner qu’eux aussi ont connu ces moments de solitudes où l’on a l’impression qu’il faut se mettre à genoux pour dépenser son propre argent. Il y a encore deux ou trois décennies, les choses étaient plutôt différentes. Considération, bonne humeur (que l’on retrouve encore sur les marchés ou dans les petits commerces de quartier) et cordialité n’étaient pas de vains mots. Alors, pourquoi une telle dégradation qui en dit long sur l’évolution de la société française ? Il ne s’agit pas de trouver toutes les réponses mais de dire simplement que quand les incivilités et le rapport de force pullulent, dans la rue comme à l’école ou dans l’entreprise, il ne faut pas s’étonner que cela se propage partout y compris dans les commerces et les services.
Reprenons l’exemple du livreur de mauvais poil. Pourquoi son homologue espagnol ou, exemple incontournable, américain, évite de se comporter ainsi ? La raison est simple, c’est parce que son renvoi peut se faire du jour au lendemain. Aux Etats-Unis, il aura même des conséquences terribles puisqu’il peut signifier la perte immédiate de toute couverture de santé. En France, même dans le pire des cas, le concerné sait qu’il continuera à bénéficier de ses droits sociaux. Que l’on se comprenne bien. Il ne s’agit pas de mettre en cause le système français de protection sociale mais juste de remarquer qu’il peut aboutir à des effets bien pervers.
Mais là n’est pas le plus important. En réalité, ce qu’endure le consommateur, ce sont les conséquences de l’âpreté au gain et des politiques salariales restrictives. Pourquoi cette jeune femme, vendeuse dans une enseigne dite culturelle, fait-elle la mine du matin au soir ? C’est tout simplement parce qu’elle est mal payée, parce que ses horaires sont totalement anarchiques et que, chômage oblige, elle n’a aucune marge de manœuvre pour faire jouer la concurrence entre employeurs. Alors, elle râle et elle remballe. Et que fait sa victime ? Elle saisit la première occasion pour se venger, notamment quand elle appelle un service après-vente. A ce sujet, et c’est déjà une autre histoire, il faut lire les témoignages des employés des centres d’appel. Il s’agit de lieux où l’insulte fuse très vite et où le possible enregistrement des conversations, annoncé dès le départ, est censé servir d’arme doublement dissuasive. L’employé à intérêt à être calme et cordial et le client se dit, qu’enregistré, il se doit de rester correct. Du moins, en théorie…
Tout ce qui précède montre que le pari du vivre ensemble ne concerne pas uniquement les grandes questions des inégalités, des discriminations ou des violences qui gangrènent la société. Cela commence par la lutte contre des comportements qui transforment le quotidien en jungle du chacun pour soi et dont l’effet de sape est bien réel. En attendant que les choses s’arrangent, le consommateur maltraité dispose encore d’une arme efficace. Celle du boycottage et c’est pourquoi le présent chroniqueur, même s’il n’est pas amateur d’expresso, ne met simplement plus les pieds dans cette brasserie à la belle terrasse orientée sud-ouest.
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