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Le Quotidien d'Oran, jeudi 19 décembre 2013
Akram Belkaïd, Paris
Akram Belkaïd, Paris
Un peu d’humour ne faisant jamais de mal, les
faits relatés ci-après ne sont qu’une histoire imaginaire mais c’est tout de
même au lecteur de décider si elle est crédible ou pas.
La salle de conférence du Grand Hôtel d’Alger
est comble. De partout dans la capitale, de toute l’Algérie et même d’ailleurs,
les gens se sont déplacés pour assister à la conférence du Dr Dirwalou, grand
psychologue de renommée internationale. Dans quelques minutes, l’expert installé
aux États-Unis va présenter le compte-rendu de sa dernière recherche qui, selon
la revue The New Sciences, « aurait pu
lui ouvrir la voie du Prix Nobel de psychologie si cette récompense avait
existé ».
Voici donc Dirwalou qui s’installe à son
pupitre d’orateur avec, derrière lui, un immense portrait présidentiel accroché
à une lourde tenture de velours rouge et vert. Une chose normale puisque la
conférence, comme toutes les manifestations d’envergure, a été placée sous le
haut-patronage du raïs.
« Mes chers compatriotes, mes chers amis,
commence-t-il. Je suis heureux d’être enfin de retour dans mon pays natal. En
le quittant, il y a trente ans, je n’étais qu’un boursier parmi tant d’autres
et je ne me doutais pas que mon absence durerait autant. En tous les cas, je
suis fier d’aborder devant vous le résultat de travaux qui ont duré plusieurs
années. Je ne vais pas faire de grands discours et voici donc le point
essentiel : contrairement à ce que l’on pense, l’être humain ne connaît
que trois grandes familles d’états émotionnels. D’abord, la tranquillité qui
lui permet, entre autre, d’être gentil, avenant et serviable. Ensuite, le
stress, qui le rend vite désagréable et peu disponible. Enfin, il y a la colère
qui peut le mener à tout y compris l’irréparable. »
L’assistance est impressionnée. On entend quelques
applaudissements mais plusieurs voix réclament un exemple concret. Le
sociologue brandit alors un téléphone portable dernier-cri aux reflets argentés
ce qui provoque quelques sifflets admiratifs.
« Je vais appeler un numéro au hasard, annonce
Dirwalou en précisant que la conversation sera relayée par les haut-parleurs
disséminés dans la salle. A peine quelques secondes et l’on entend une sonnerie
suivie d’un allô à la fois viril et pâteux.
- Allo, Kader ? interroge le docteur.
Surprise à l’autre bout de la ligne.
- Ah non, makache,
pas de Kader ici !
- Ah smahli
khô. Je suis désolé. Je me suis sûrement trompé de numéro.
- Ya pas de problème, khô. C’n’est pas grave.
Dirwalou raccroche et s’adresse à la salle.
- Voilà donc un exemple du premier état. Passons
maintenant à la deuxième phase. Je rappelle la même personne.
Nouvelle sonnerie, nouvel « allô »,
toujours viril mais un tantinet plus agressif.
- Salut Kader ! lance le docteur en
criant comme s’il parlait à un ami perdu de vue depuis très longtemps.
- Je viens de te dire qu’il n’y a pas de Kader
ici ! hurle l’autre. T’es mbouchi
ou quoi ?
- Ah, smahli,
s’excuse le docteur d’un ton catastrophé. Pardon, pardon ya khô. Je suis désolé, ajoute-t-il avec empressement. Vraiment
désolé. Pardon pour le dérangement.
- D’accord, d’accord, bougonne l’autre mais
vérifie ton numéro s’il te plaît.
- Oui, oui, et encore pardon.
Satisfait, Dirwalou raccroche, boit un verre
d’eau minérale importée puis dit :
- C’était donc le deuxième état. Maintenant,
nous allons passer au troisième état. Si parmi vous, il y a des personnes
sensibles, qu’elles quittent la salle ou qu’elles se bouchent les oreilles car
ce qui va suivre ne sera pas beau à entendre.
Il appuie ensuite sur la touche bis de son
téléphone et prend une grande inspiration. Cette fois, c’est un allô belliqueux
qui lui répond.
- Kadeeeer ! Khouya ! s’exclame Dirwalou. Mon frère ! Ça fait
longtemps ! Ouèche, c’est quoi
ce silence ?
- Que Dieu maudisse la religion des parents de
ta mère hurle l’autre. Espèce de fils de …, j’vais venir te … pour t’apprendre
à te moquer de moi et je vais t’éclater le…
Le docteur coupe la conversation et donne
quelques minutes à la salle pour qu’elle reprenne ses esprits. Il va pour
livrer ses conclusions quand une main se lève avec insistance. C’est un
doctorant en sociologie de l’université de Mascara qui veut intervenir. Après
quelques hésitations on finit par lui tendre un micro.
- Félicitations docteur, dit-il mais… pardon…
Je m’excuse hein ? Mais votre étude est incomplète parce qu’elle oublie de
mentionner le cas particulier des Algériens.
- Quel cas particulier ? s’exclame
Dirwalou à la fois surpris et irrité.
- Oui, c’est
bien un cas particulier. Vous ne le savez pas parce que ça fait longtemps que
vous avez quitté le pays mais les Algériens connaissent aujourd’hui quatre
états possibles.
- Quatre états ? gronde Dirwalou de plus
en plus fâché. C’est quoi encore que cette invention ?
- Si, si, je ne vous raconte pas de sottises, jure
l’autre. Prêtez-moi votre téléphone, je vais vous en donner la preuve.
Le doctorant soupèse l’objet sous l’œil
inquiet de Dirwalou puis tâtonne un peu avant de trouver la touche bis. Souffle
coupé, l’assistance entend de nouveau la sonnerie retentir dans les
haut-parleurs. Cette fois, le allô est rageur mais pour qui sait tendre
l’oreille, on discerne tout de même une pointe d’accablement résigné.
- Allô, kho ?
C'est Kader à l’appareil, dit le doctorant avec assurance. Pardon, hein, on ne se
connaît pas et j’mexcuse de te déranger. Dis-moi, est-ce que par hasard quelqu’un
m’a appelé sur ton téléphone ?
- Oui, répond l’autre en laissant échapper un
soupir plaintif. Trois fois !
- Trois fois ? Je suis désolé ! Ça
doit être mon cousin Nabil. Je vais l’appeler.
- D’accord. Dis-lui de bien noter ton numéro
et de ne plus m’ennuyer s’il te plaît.
- Promis. Pas de problème. Excuse-moi encore.
Le doctorant raccroche et lance un regard
satisfait au Dr Dirwalou :- Voilà monsieur le professeur, triomphe-t-il. Vous venez d’avoir la démonstration qu’il existe bien un quatrième état émotionnel chez les Algériens, celui du blocage mental post-traumatique !
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P.S : remerciements à Salim A. qui m’a livré
une version (moins soft…) de cette histoire.
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