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Le Quotidien d'Oran, jeudi 12 décembre 2013
Akram Belkaïd, Paris
Le décès de Nelson Rolihlahla Mandela a provoqué une
émotion mondiale et généré un nombre impressionnant de réactions et de
commentaires. En Occident, c’est surtout l’homme qui a pardonné à ses bourreaux
blancs qui a été célébré. Il est vrai que ce personnage exceptionnel a su
libérer son peuple sans céder à la facilité de la haine et de la vengeance. En
cela, son destin et son parcours politique resteront inégalables. Pour autant,
il convient de rappeler certaines vérités à son propos dont l’occultation – ou la
relativisation – relèvent de l’arrière-pensée politique ou, de manière plus
prosaïque, de l’ignorance.
De Mandela, l’écrivain sud-africain André Brink dit qu’il
« laisse à tout jamais une moralité, une éthique politique qui perdureront »
(*). Mais cet Afrikaner qui s’est très tôt opposé à l’apartheid a la lucidité
de faire le rappel suivant : « Il [Mandela] n’est pas pour autant un pacifiste.
Il justifie le recours à la violence quand elle est nécessaire, dans les
situations les plus extrêmes, les plus urgentes. Il n’est pas le Mahatma Gandhi ».
Voilà qui est clair et nombre de commentateurs qui se sont empressés de
présenter Mandela comme un chantre de la non-violence auraient été inspirés de
lire ce propos. En effet, on ne peut pas parler du père de la nation
sud-africaine sans en revenir aux raisons qui l’ont conduit en prison, c’est-à-dire
sa décision de déclencher la lutte armée contre le régime raciste de Pretoria.
Pour
s’en convaincre, il faut écouter la voix de Mandela
telle qu’elle retentit à la lecture d’un ouvrage exceptionnel intitulé
« Conversations
avec moi-même. Lettres de prison, notes et carnets intimes » (**). Ce
n’est
pas une biographie au sens classique du terme mais une riche compilation
composée, entre autres, de fragments de ses écrits durant diverses
périodes de
sa vie ainsi que des retranscriptions fidèles de certaines de ses
conversations
avec des proches et d’anciens camarades de lutte. Les premières pages de
ce
livre reproduisent ainsi un échange entre Mandela et son biographe
Richard
Stengel à propos des raisons de la création du MK (Umkhonto we
Sizwe), la branche militaire de l’ANC. Cela se passait durant le
deuxième
semestre de 1960, et, raconte Mandela, ses compagnons et lui réalisent
alors que le pouvoir
afrikaner ne leur laisse pas le choix, que le recours à la violence est
inévitable et qu'il leur faut convaincre les chefs de l’ANC que le temps
de la résistance
passive est terminé. Extrait :
« Nous nous sommes rendus à Durban pour une réunion
du Bureau exécutif national de l’ANC. Le chef [Albert Luthuli], Yengwa et
quelques autres s’y sont très fermement opposés. Mais bien sûr nous nous y
attendions de sa part : il croyait à la non-violence en tant que principe,
tandis que cela restait pour nous une tactique, même si nous ne pouvions pas l’avouer
au tribunal. Au tribunal, [pendant] le Treason Trial (***), nous avions dit que
nous croyions à la non-violence en tant que principe ; si nous avions
déclaré que c’était pour nous seulement une tactique, ç’aurait été une faille (…)
Nous avons toujours cru à la non-violence comme une tactique. Quand les
conditions nous dictaient d’utiliser la non-violence, c’est ce que nous
faisions ; et quand elles nous dictaient de renoncer à la non-violence,
nous nous y pliions. Donc, nous savions que le chef s’y opposerait… et il s’y
est opposé en effet, avec force, mais nous avons fini par le convaincre… »
Un peu plus loin, et toujours durant une conversation
avec Richard Stengel, Mandela fait référence au Christ et à la violence qu’il
emploie contre les marchands du Temple. Extrait : « Que vous
utilisiez des méthodes pacifiques ou violentes, le choix est entièrement
déterminé par les conditions… Le Christ a utilisé la force parce que dans cette
situation, c’est le seul langage qu’il pouvait utiliser. Par conséquent, aucun
principe ne dit que la force soit inutilisable (…) Quand le seul moyen d’avancer,
de résoudre les problèmes, est d’utiliser la force ; quand les méthodes
pacifiques deviennent inadaptées. C’est une leçon de l’histoire à travers les
siècles… et dans toutes les parties du monde. »
Contrairement à une idée reçue, Mandela ne dérogera
jamais à cette position. Durant les négociations qui devaient mener à sa
libération (1982-1990), il a défendu ses choix et toujours laissé planer la
menace d’un recours à la violence en cas de blocage. Extrait : « Au
départ, ils [ses interlocuteurs afrikaners] avaient adopté la posture
habituelle consistant à dire que la violence et les actes criminels sont
intolérables. Mais ce que je cherchais à mettre en avant, c’est que les moyens
employés par les opprimés pour faire progresser leur cause sont déterminés par
l’oppresseur lui-même. Quand l’oppresseur emploie des méthodes pacifiques, les
opprimés l’imitent ; mais quand il a recours à la force, les opprimés eux
aussi recourent à la force. »
Mandela n’a jamais glorifié la violence mais l’a toujours
vue comme un moyen d’établir un rapport de force. Plus important encore, il n’était
pas dupe de sa capacité à dénaturer un combat politique. Extrait de l’une de
ses conversations avec son ami de toujours et ancien compagnon de captivité
Ahmed Kathrada (82 ans aujourd’hui et figure de proue d’un mouvement
international pour la libération de Marouane Barghouti, dirigeant du Fatah condamné
à la prison à vie par Israël) : « L’un des sujets controversés
lorsque nous avons monté le MK était la manière de le contrôler. Nous voulions
éviter le militarisme, le but était de créer une force militaire à partir de l’organisation
politique, et c’est sur ce principe qu’il a été fondé. Nous plaidions pour que
l’entraînement aille de pair avec une formation politique. Ils doivent savoir
pourquoi ils vont prendre les armes et combattre. On doit leur enseigner que la
révolution ne se limite pas à appuyer sur une détente et à faire feu – c’est
une organisation qui avait pour objectif de prendre le pouvoir. C’est ce que
nous mettions en avant. »
Oui, l’exemplarité de Mandela nous enseigne que le pardon
est nécessaire et qu’il n’y a nulle gloire à prôner la vengeance. Mais cela ne
doit pas nous faire oublier, et c’est l’un des drames de l’humanité, qu’il est
des situations d’extrême injustice où seule la violence peut faire fléchir l’oppresseur,
à condition, bien entendu, qu’elle soit toujours l’émanation d’une action
politique.
(*) « Une noblesse exceptionnelle », Le Monde,
7 décembre 2013.
(**) Editions de La Martinière, 2010, 23 euros.
(***) Procès pour trahison qui a duré de 1956 à 1960 et à
l’issue duquel Mandela fut acquitté.
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