Le Quotidien d'Oran, jeudi 26 décembre 2013
Akram Belkaïd, Paris
Ah ça oui, pour être calme, c’est calme. Quelle déprime, mais quelle déprime… Deux clients le matin, trois l’après-midi. La veille de Noël ! Je n’ai jamais vu ça. Non, non, je vous jure. Vous me connaissez, on en parle souvent, hein ? Je n’aime pas me plaindre. Ça fait quinze ans que je suis dans le quartier. Je travaille six jours sur sept, de neuf heures du matin à vingt-heures. C’est comme ça, je n’en fais pas un exploit ou un fardeau à vivre. Je bosse, c’est tout. Et là, je peux vous garantir que c’est ma pire saison d’hiver. Jamais j’aurais pensé voir le quartier aussi maussade. Quelle tristesse…
La saison des fêtes, ça devrait être aussi celle du linge de maison, des décorations, des belles nappes qu’on achète, des serviettes qu’on ne sort qu’une ou deux fois par an. Ça, c’est que vous croyez, ce que les gens pensent. C’est ce que vous raconte la publicité pour vendre autre chose. La vérité, c’est que j’ai à peine renouvelé mon stock d’il y a deux ans. Si ça continue comme ça, je mettrai la clé sous la porte avant l’hiver prochain. Tout va dépendre du printemps et de mes ventes pour la saison des mariages. C’est la crise, oui. La vraie crise. Elle est là, on la sent, je la vois tous les jours quand je fais mes comptes. Regardez dehors. Regardez la tête des gens. D’abord, ils sont où les gens ? Non, ils ne sont pas partis. Ils sont chez eux. Ils regardent la télévision. Ils n’ont pas d’argent pour les fêtes alors ils avalent les émissions débiles qui leur font croire que le reste du pays s’amuse bien. La télévision, elle ment aux gens. Elle devrait dire la vérité. Dire que ça va vraiment mal et que c’est la faute de la droite comme de la gauche.
La crise, monsieur, c’est pas que les plans sociaux et les usines qui ferment. C’est aussi des magasins qui se demandent comment payer le loyer et les charges. J’avais deux employées. J’ai été obligé de les licencier parce que le chiffre d’affaires ne me permettait plus de payer leurs salaires. Pendant plusieurs mois, vous comptez sur les banques pour ça et puis, un jour, elles vous disent non. Ou alors, elles veulent encore plus de garanties. Mon appartement est déjà hypothéqué et une petite voix me dit qu’il faut vite que je vende mon fonds de commerce avant qu’il ne soit trop tard. Un matin, en passant, vous vous rendrez compte que le magasin a disparu. A la place, vous trouverez un opticien ou un vendeur de téléphones mobiles ou de cigarettes électroniques. La lunette, ça marche bien. La vapotte aussi. Ce sont des business qui rapportent mais il faut un savoir-faire. Il faut connaître les combines, surtout pour les lunettes.
Ah non, me dites pas ça ! On ne change pas de métier comme ça. Je ne vais pas m’improviser vendeur de montures et fourguer des fausses cigarettes ne m’intéresse pas. Pardonnez-moi si je m’énerve mais ce discours sur l’adaptation et le changement nécessaire, on m’en rabâche les oreilles en permanence. Les banquiers d’abord. Ils vous disent : votre activité va moins bien, réfléchissez à quelque chose de nouveau. Et, au passage, ils vous proposent un beau crédit qui va encore plus vous lier les mains et gâcher votre sommeil. Les politiques, c’est la même chose. La semaine dernière, c’est la candidate socialiste aux municipales qui est venue me dire la même chose. Elle faisait semblant de m’écouter mais je voyais bien qu’elle pensait à autre chose, peut-être au nombre de magasins qui lui restait à visiter. Ou alors elle a dû se dire que quelqu’un qui vend des draps et du linge de maison vote forcément à droite.
Je suis fils d’ouvrier, monsieur. Dans ma famille, j’ai longtemps été celui qui a réussi. Bien sûr, je n’étais pas fonctionnaire mais j’étais celui qu’on enviait parce qu’il était à son compte, parce qu’il n’avait pas de patron ou de contremaître pour lui pourrir la vie. Je vais vous dire les choses comme elles sont : en ce moment, je me demande s’il ne serait pas mieux pour moi d’être ouvrier. Oui, oui, il y aurait la peur du licenciement mais même dans le pire des cas, l’ouvrier a de quoi voir venir même si ce n’est que quelques semaines. On lui donne des indemnités, il a des syndicats qui le défendent, les médias parlent de son usine en grève. Vous en connaissez des journaux qui parlent de nous autres les petits commerçants ? Le Figaro n’aime que les grands patrons et Libération nous crache à la figure, voilà la vérité. Le commerçant est seul, sans filet. Je connais d’anciens collègues du quartier qui n’ont plus rien et qui ne s’en sortent que grâce au Secours populaire et aux Restos du cœur.
Bien sûr qu’il y a de l’argent. Mais c’est de l’argent qui sent de plus en plus mauvais. Dans Paris, il y a plein de gens qui cherchent des commerces pour faire du blanchiment. Il suffit de traîner au bon endroit pour en rencontrer. Maintenant, il y a même des avocats qui viennent vous voir pour ça. Je sais comment ça se passe. On me l’a raconté. On met un doigt dans l’engrenage et c’est tout le bras qui y passe. Il y a de l’argent oui, mais je n’en veux pas. J’aurais trop honte de l’accepter. Je préfère encore fermer et faire le chiffonnier sur les routes de France.
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