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ouvrage publié en 2005 aux éditions du Seuil.
L'analyse qui suit doit évidemment être mise à jour mais certaines lignes directrices restent les mêmes.
Chapitre 1 : Du pouvoir algérien
En février 1997,
Scott Macleod, journaliste à Time
Magazine, m’interrogea sur l’exacte signification de l’expression le pouvoir que les Algériens utilisent à
profusion dans n’importe quelle discussion à propos de leur pays. Sa question
sous-entendait l’existence d’un groupe occulte comparable au sinistre Akazu rwandais, ce « mélange hétéroclite
d’officiers de l’armée, de journalistes, politiciens, hommes d’affaires,
maires, fonctionnaires,... », qui gravitaient dans l’entourage de l’épouse du
président Juvénal Habyarimana et qui furent le noyau concepteur du génocide
tutsi au printemps 1994. J’ai eu beaucoup de mal à lui
répondre et aujourd’hui encore, je suis bien en peine de fournir une
explication satisfaisante. Pourtant, dans ce livre, il sera souvent fait
mention du « pouvoir », du « régime » ou d’autres périphrases destinées à
désigner, sans les nommer, ceux qui dirigent l’Algérie.
Le
pouvoir : une boîte noire mafieuse
Au plus fort de la
guerre civile, j’ai reçu diverses propositions pour publier un article - voire
plus - sur la composition du pouvoir algérien, demandes que j’ai toujours
déclinées. Contrairement à plusieurs auteurs qui m’ont précédé dans la voie de
la réflexion sur l’Algérie, je n’ai jamais été un acteur du système : ni
politicien, ni ministre, ni officier de la Sécurité militaire. Fournir de noms,
mettre en évidence les liens claniques ou les pactes d’affaires, gloser sans
fin sur tel ou tel général ne m’intéresse pas et de toutes les façons je n’ai
aucune compétence pour m’exprimer de façon sérieuse et détaillée sur un sujet
qui, plus qu’une enquête journalistique, exige une connaissance fine, et
toujours mise à jour, de l’intérieur du système.
Dans un violent
réquisitoire contre le régime algérien, le journaliste Hichem Aboud, ancien
officier de la Sécurité militaire, s’est risqué en 2002 à dénouer les ficelles
du théâtre d’ombres algérien. Pour lui, le pouvoir algérien
c’était alors onze hommes, onze généraux issus pour la plupart de l'armée
française dont ils désertèrent durant la guerre d’Algérie, pour certains très
tardivement, afin de rejoindre le Front de libération nationale (FLN). Autour
de ce noyau dur, se seraient déployés plusieurs cercles concentriques de
sous-traitants fidèles et intéressés du « club des onze ».
L'ouvrage a été
durement critiqué en Algérie comme en France et il est vrai que le caractère
parfois outrancier des attaques portées à l'encontre des généraux incriminés a
desservi le sujet. Néanmoins, il s'agit à ma connaissance de la première
tentative pour lever le voile sur le
pouvoir. Mieux, la thèse fondamentale du livre - le pouvoir algérien serait
régi par un clan mafieux toujours soucieux de défendre ses intérêts matériels
-, est non seulement crédible mais elle est aussi admise et défendue par une
majorité de l’opinion publique algérienne.
Cela étant, la thèse
du « club des Onze » mérite quand même d’être relativisée. Bien entendu, les
généraux déserteurs de l'armée française, surnommés pour cela les DAF, ont souvent
fait front commun contre des officiers qui furent d'authentiques maquisards ou
qui ont été formés en URSS ou encore dans les académies militaires arabes du
Moyen-Orient. Mais cette subdivision selon les parcours personnels des uns et
des autres voire selon leurs origines régionales, n'est pas gravée dans le
marbre. En réalité, le pouvoir, est
une boîte noire où l’intérêt du moment est la seule logique qui guide les actes
de ses membres. Cela signifie qu'en Algérie, les clans se font et se défont avec
toutefois pour règle de base de toujours veiller à ne jamais faire vaciller le
système.
Dans une bataille
autour d’un contrat à attribuer à une entreprise occidentale - laquelle paiera
bien entendu d’importants pots-de-vin sur un compte en Occident - ou encore
dans une lutte d’influence pour acheter au prix d’un dinar symbolique une villa
mauresque mise en vente par les domaines, le DAF ou le « russe » choisira ses
alliés selon les circonstances et le rival d’hier peut très vite devenir son
meilleur soutien. Le noyau dur du pouvoir n'est pas indivisible étant lui-même
constitué de particules sans cesse en mouvement avec des trajectoires parfois
sans logique apparente pour l'observateur extérieur. Il faudrait d'ailleurs
recourir à un principe de mécanique quantique : on sait qui est membre du
pouvoir mais on ne sait jamais, au même moment, avec qui il est lié. L'idée
d'un noyau dur immuable est certes séduisante voire même confortable mais elle
n'est guère satisfaisante au point de vue intellectuel.
Le pouvoir, n'est donc en rien comparable, du point de vue de
sa structure, avec l’Akazu rwandais mais ils ont néanmoins des points communs :
la voracité de leurs membres, le recours à la violence pour éliminer les
gêneurs, la prébende érigée en mode de gouvernance et surtout ni l'un ni
l'autre n'ont eu de scrupule à provoquer le pire, c'est à dire la guerre
civile, pour défendre leurs privilèges. Néanmoins, l'Akazu était construit
autour d'une solidarité clanique et ethnique sans faille tandis qu'à l'inverse,
le pouvoir, trouve son équilibre dans
l'ajustement de plusieurs clans temporairement construits autours d’alliances
contre nature, d’amitiés forcées et, toujours et encore, de chasse à l'intérêt.
En écrivant cela,
j'ai conscience de contribuer à l'opacité qui entoure le pouvoir mais avons nous vraiment besoin de savoir quelle est la
constitution exacte du premier cercle des dirigeants algériens ? Avons-nous
vraiment besoin de savoir que le général x est le rival du général z ? Que tel
homme d’affaires a forcé sa fille à épouser le fils de tel ancien général ?...
A Alger, les chancelleries occidentales raffolent de ces devinettes car les
réponses à ces questions sont effectivement primordiales pour un groupe
étranger désireux de s'implanter en Algérie. Je connais aussi quelques
journalistes algériens qui tiennent à jour des listes et qui espèrent qu'elles
serviront à juger un jour les criminels qui ont enfoncé le pays dans le
désespoir mais pour ma part, ayant en tête, comme la plupart de mes confrères,
les noms des quelques cinquante personnes qui « défont » l'Algérie,
seule les caractéristiques intrinsèques de leur association à but lucratif
m'intéressent.
Décoder la boîte
noire est en effet une perte de temps, l’essentiel est de comprendre trois
choses : D’abord, le pouvoir, est le
premier ennemi du peuple algérien. Ensuite, il est une somme insoupçonnée
d’incompétences, de manipulations hasardeuses, de kleptocratie débridée et de
mépris souverain à l’égard du reste de la population. Enfin, et pour toutes ces
raisons, le pouvoir doit-être effacé,
totalement remplacé par des hommes et des femmes sans compromissions. A l’ère
des ordinateurs jetables, il n’y a aucun intérêt à tenter de réparer une
structure moisie de l’intérieur : on s’en débarrasse.
Un
pouvoir qui joue trop souvent aux apprentis-sorciers
Dans de nombreux
chapitres, le discrédit du pouvoir va apparaître de manière évidente mais
j’aimerai néanmoins insister sur sa nature et mettre sur papier quelques
vérités. A mon sens, elles sont nécessaires pour casser des mythes qui ont la
vie dure. Il s’agit en premier lieu de celui de la vision machiavélique
qu’auraient nos dirigeants à propos de leurs affaires et par conséquent de
celles de l’Algérie. Le machiavélisme sous-entend une intelligence, un savoir-faire
et surtout une prédominance de l’intérêt à long terme. Or, c’est tout à fait
l’inverse qui prévaut en Algérie. A court terme, le régime a toujours excellé
dans les manipulations et les provocations mais il n’a jamais été capable de
penser les conséquences à long terme de ses actes et décisions. Sa stratégie
est celle du coup par coup ce qui explique pourquoi aucun revirement ne peut
jamais être exclu.
Le terrible sort fait
au président Mohamed Boudiaf, assassiné le 29 juin 1992 à Annaba, en est la meilleure
illustration : en janvier 1992, le
pouvoir a décidé d’annuler les élections législatives remportées par les
islamistes du FIS. Pour donner une façade légitime et historique à ce véritable
coup d’état, il a fait appel à l’exilé Mohamed Boudiaf, un « historique », l’un
des fondateurs du FLN, absent du pays depuis 1963. Rapidement, le pouvoir s’est rendu compte que
l’homme n’était ni un pantin, ni un filou et que, surtout, il avait visiblement
l’intention de nettoyer les écuries d’Augias en s’attaquant de front à la
corruption qui gangrenait le pays. Six mois après son retour, Boudiaf a été
assassiné dans le pire style mafieux - l’avertissement à ses successeurs est
une évidence : tous connaissent désormais le châtiment en cas de franchissement
de la ligne rouge, c’est à dire en cas d’attaque frontale contre les intérêts
du pouvoir. Cette disparition a créé une confusion qui dure encore et a plongé
l’Algérie - opposants démocrates de Boudiaf compris - dans l’abattement. Elle a sonné l’heure de la fuite pour nombre
d’élites et ouvert la voie à d’autres violences politiques.
La création de
contre-maquis islamistes est un autre exemple majeur de la capacité des
dirigeants à allumer de terribles brasiers en jouant aux apprentis-sorciers. A
force de vouloir noyauter les groupes islamistes armés, le pouvoir a finalement créé une bête incontrôlable responsable de
la mort de milliers d’Algériens.
L’organisation des
élections de décembre 1991 fut aussi un acte irresponsable quelle que soit la
manière dont on l’appréhende. Le 27 décembre de cette année-là, au centre de
presse installé à la salle Ibn Khaldoun, le fou-rire qui s’empara de moi vers
deux heures du matin à la vue de la mine déconfite du ministre de l’intérieur,
le général Larbi Belkheir ne fut qu’une simple réaction nerveuse à l’annonce de
la victoire écrasante du FIS. A mes côtés, une jeune consœur s’était mise à
pleurer tandis qu’un journaliste d’un hebdomadaire aujourd’hui disparu lui
affirmait, comme pour se rassurer lui-même, que la France ne laisserait pas
durer une telle situation...
Nous étions K.O
debout et pourtant nous savions tous que les islamistes allaient gagner, il ne
fallait pas être sorcier pour le deviner. Dans cette salle où régnait
l’abattement - à l’exception des journalistes français totalement surexcités -
il m’apparut néanmoins que le pouvoir s’était magistralement fourvoyé en
promettant à ses interlocuteurs occidentaux un scénario aux trois tiers (un
tiers de l’assemblée pour les islamistes, l’autre pour le FLN et le dernier pour
les démocrates).
Aujourd’hui,
certains, y compris au sein du pouvoir, réécrivent l’histoire. Une déroute ?
Mais pas du tout, répondent-ils. Plutôt une stratégie, car bien sûr, le pouvoir savait que le FIS gagnerait
les élections et c’est bien pour cela qu’il les avait organisées contre toute
logique et sans tenir compte de la non préparation du camp démocrate pour un
rendez-vous aussi crucial pour l’avenir du pays. La victoire prévue des
islamistes devait ainsi servir de prétexte à annuler le scrutin et à interdire
le parti religieux puisque ses militants ne manqueraient pas de protester
violemment contre cette extinction des lumières. Si cette stratégie est
véridique, elle mérite alors de rentrer dans l’Histoire - on l’appellera la
stratégie des généraux algériens - au nom des 200.000 morts et des 20 milliards
de dollars de dégâts auquel ce brillant jeu de go nous a menés !
Une
réputation surfaite
Le pire dans tout
cela, c’est que l’opinion publique est persuadée que le pouvoir planifie tout,
qu’il est toujours maître des événements alors qu’en réalité il ne cesse de
courir après ses erreurs. Il est possible que la croyance en l’existence d’un «
cabinet noir » aide à mieux supporter le quotidien et à imaginer que la raison
s’emparera un jour de ses membres. « Ils avaient décidé de le tuer au moment
même où il a accepté de revenir en Algérie », me jura un cousin quelques temps
après la mort de Boudiaf. Je rétorquai qu’il attribuait trop d’intelligence au
pouvoir et que n’était pas Don Corleone - Le
Parrain est l’un des films préférés de tous les tyrans du monde arabe - qui
voulait. « En Algérie, tout n’est que manipulation », me dit un jour le
journaliste Robert Fisk. Ce n’est vrai qu’en partie. Le pouvoir manipule mais
ses « stratégies » n’engendrent le plus souvent que des catastrophes qui
l’obligent à recourir à de nouveaux coups tordus pour redresser une situation
qui au final ne cesse d’empirer.
De ce fait, la
succession d’événements calamiteux depuis 1988 peut être analysée à travers
cette grille. Il est plus que vraisemblable que les émeutes d’octobre 1988 ont
été provoquées par un clan du pouvoir pour prendre l’ascendant sur un autre. Le
résultat sanglant de cette manipulation (près de 600 morts, en majorité des
jeunes) a finalement forcé le pouvoir à ouvrir le champ politique de
manière plus importante qu’il ne l’avait envisagé dans un premier temps. Du
coup, il a rapidement décidé de pervertir cette ouverture démocratique en
favorisant notamment la création de partis croupions qui polluèrent le débat
politique. Quant aux islamistes, ils ont
été soutenus par ce même pouvoir qui entendait effrayer la société civile en se
posant comme seule alternative au FIS. On connaît aujourd’hui les conséquences
dramatique de cette stratégie pour l’Algérie mais il faut néanmoins reconnaître
une réussite au pouvoir : ses manipulations erratiques lui ont permis
jusqu’à présent de garantir sa survie. Mais dans le même temps, il a quand même
failli être emporté par le feu islamiste qu’il a allumé et rien ne dit que l’une
de ses futures stratégies ne finira pas un jour par l’ensevelir.
Indécision
et incompétences : principales caractéristiques du pouvoir
De retour à Alger,
Mohamed Boudiaf, évoqua, sans les nommer, les
décideurs qui avaient fait appel à lui. Cette expression a fait date dans
le vocabulaire politico-médiatique algérien puisqu’elle désigne le plus souvent
les généraux. Pourtant, l’une des caractéristiques du pouvoir est que ses
membres méritent rarement ce qualificatif. Certes, le pouvoir a décidé
d’interrompre les élections de décembre 1991. Il peut aussi décider de choisir,
après maintes tractations et hésitations, le nom du président de la république
qui lui fera allégeance, mais le plus souvent, les décideurs sont plutôt
des non-décideurs dont l’obsession est de toujours gagner du temps. «
Laisse-faire le temps », « l’eau trouble finit toujours par s’éclaircir », sont
les expressions favorites de plusieurs dirigeants algériens qui ne portent
qu’un intérêt limité à l’ordinaire et qui, du coup, ne réagissent que lorsque
leurs intérêts sont vraiment menacés. Pour le reste, le système mis en place
par le pouvoir favorise l’inertie et ce n’est pas un hasard si la
principale conclusion à laquelle arrivent les consultants internationaux qui
auditent les grands groupes algériens concerne l’incapacité de ces derniers à
créer des processus de décision transparents. « Qui décide ? », est la question
à plusieurs millions de dinars en Algérie, surtout lorsqu’il s’agit de dossiers
aussi importants que les réformes économiques, le mode de gestion des
hydrocarbures ou même le statut de la femme.
Un mode d’exercice du
pouvoir qui repose essentiellement sur la manipulation - laquelle je l’ai dit
tourne le plus souvent mal - est le signe d’une extrême incompétence. Pour avoir
dédouané le pouvoir algérien d’une quelconque responsabilité dans les massacres
de populations civiles de 1997 tout en le qualifiant dans le même temps «
d’incompétent », une façon de mieux l’excuser, un intellectuel français célèbre
s’est vu refuser le droit de tourner un film en Algérie. Cette punition malgré
services rendus montre qu’il avait simplement mis le doigt sur un point
sensible. Qualifier nos dirigeants d’ânes est un acte dangereux et la colère
des décideurs à l’égard de Hichem
Aboud vient surtout du fait qu’il les ait traités d’incompétents dans son
ouvrage et au cours de plusieurs interviews. Le plus saisissant dans l’affaire
est que les incompétents font systématiquement appel à des incompétents pour
leur servir de paravent légal qu’il s’agisse du poste de premier ministre ou
même de président de la république (quand ils ne le sont pas, on les assassine
ou, au mieux, on les congédie en les humiliant).
« C’est un savant. Il
a écrit un livre », s’exclama un jour le président Chadli pour justifier la
nomination au poste de premier ministre d’Abdelhamid Brahimi, un serviteur zélé
du pouvoir - surnommé « Brahimi la science » - qui s’avéra être une calamité
pour l’économie algérienne avant d’être remercié comme un malpropre au
lendemain des émeutes d’octobre 1988. Que dire aussi de la désignation par les décideurs
d’Abdelaziz Bouteflika – qui pourtant n’avait écrit aucun livre durant ses
quinze années de traversée du désert… - au rôle de candidat du pouvoir pour
l’élection présidentielle d’avril 1999 ? En 2004, un mandat plus tard,
tout de même consterné par le piètre bilan de l’ancien ministre des Affaires
étrangères de Houari Boumediene, le
pouvoir se prenait la tête entre les mains en se demandant par quel coup
fourré il pouvait se débarrasser d’un homme dont l’actif se limitait à
l’assouvissement de son désir obsessionnel de jouer au chef d’Etat et d’être
reçu avec les honneurs par la communauté internationale, notamment en France,
en portant dans le même temps aux mille parties de la planète une logorrhée
devenue insupportable aux Algériens.
Parmi le nombre
impressionnant d’ouvrages publiés sur l’Algérie, l’un d’eux mérite une
attention particulière. Publié à la veille de
l’élection présidentielle d’avril 2004, il s’agit d’une biographie, à la fois
courageuse et sans concession aucune, d’Abdelaziz Bouteflika présenté dans
l’introduction comme étant l’enfant « adultérin d’un système grabataire et
d’une démocratie violée. » Le livre décortique l’imposture d’un homme élu
à la plus haute charge du pays et permet de saisir le drame d’une Algérie qui
désespère d’avoir de vrais dirigeants à sa tête. Il détaille ses frasques, ses
mensonges et d’une certaine façon, il offre un résumé édifiant des tares du
système algérien : incompétence, malhonnêteté, mépris du peuple, fausse
réputation d’érudition et de compétence,
mais aussi inconstance, absence de vision et incapacité à affronter le
réel. La charge, rude et menée par l’une des meilleures plumes de la presse
algérienne, serait impensable dans tout autre pays arabe voire même en France
où le politiquement correct règne en maître. Certainement partisane, alimentée
par des personnalités politiques qui n’ont guère de leçons de probité à donner
aux Algériens, elle illustre néanmoins le courage d’une profession malmenée par
un système qui n’a jamais admis sa liberté et qui rêve de la faire rentrer dans
le rang.
Mohammed Benchicou a
oublié néanmoins de poser une question majeure dans son livre : pourquoi
le système a-t-il favorisé l’élection de Bouteflika en 1999 ? Comment un
homme aussi peu compétent que « Boutef » a-t-il pu abuser aussi
facilement le pouvoir ? Les
réponses apportées par de multiples décideurs,
dont le général Nezzar, ne sont pas satisfaisantes. Ces derniers s’exonèrent
trop facilement et laissent entendre que Bouteflika est une incongruité et
qu’il ne saurait être représentatif des hommes qui font le système algérien.
Dans n’importe quelle multinationale, un mauvais recrutement retombe toujours
sur celui qui en est à l’origine. Faire une « erreur de casting » est
assimilable à une faute de gestion et à une preuve d’incompétence. En faisant
appel à Bouteflika, les décideurs
n’ont pas été abusés ni trompés. En réalité, ils ont simplement choisi un homme
à leur image, aussi incompétent et aussi peu apte à diriger un pays qu’eux.
Retour sur le
scrutin présidentiel d’avril 2004
On peut se demander
pourquoi les décideurs ont autorisé malgré leurs réticences la
réélection en avril 2004 d’Abdelaziz Bouteflika lequel a obtenu en prime plus
de 80% des suffrages. Une analyse très fréquente présente ce nouveau mandat
comme étant un tournant fondamental dans l’histoire de l’Algérie indépendante.
En s’imposant à une partie du cénacle des officiers supérieurs – notamment
après avoir agité contre eux, par divers moyens indirects (presse, rumeurs,…),
la menace d’un recours à la justice internationale à propos des violations des
droits de l’homme par les forces de sécurité – Abdelaziz Bouteflika aurait,
selon cette analyse, réalisé l’exploit de s’affranchir de la tutelle des
militaires, prouvant de la sorte que le système politique algérien peut
finalement évoluer vers un pouvoir civil.
Cette thèse a été
confortée par la démission forcée en juillet 2004 du chef d’état-major, le
général Mohamed Lamari que la chronique algéroise a régulièrement présenté
comme l’un des adversaires résolus du président Bouteflika. Elle a aussi
rencontré une grande audience à l’étranger et a été défendue par plusieurs
gouvernements occidentaux pressés, au nom du réalisme commercial, d’entériner
la « transformation » du pouvoir algérien en interlocuteur désormais
fréquentable. Elle repose pourtant sur un étrange postulat de départ qui place
Bouteflika en dehors du pouvoir. Or, de par l’histoire de l’Algérie
indépendante, ce dernier en fait partie même s’il a connu quelques années de
mise à l’écart. Sa victoire à la présidentielle d’avril 2004 n’est pas celle
d’un vieil opposant démocrate : c’est d’abord celle d’un clan puissant qui
comprend notamment le général Larbi Belkheir. Il n’y a pas de rupture avec
les présidences précédentes : le système algérien n’a pas été remis en
cause. Le tour de force du président algérien, bien aidé en cela par une partie
de la presse locale mais aussi par une presse étrangère un peu complaisante, c’est
d’avoir réussi à faire croire qu’il n’était finalement qu’un opposant au
système alors qu’il n’est que le porte-voix d’un clan qui a le vent en poupe
depuis que le général Zeroual a été forcé de démissionner en septembre 1998.
La thèse de la
mutation vers un pouvoir civil a permis de faire croire à l’existence d’un vrai
combat électoral qui trancherait avec le formalisme dénué de contenu
démocratique qui a caractérisé la bonne dizaine de scrutins auxquels ont été
conviés les Algériens durant les années 1990. En réalité, tout cela n’a été
encore que parodie et démocratie de façade car le candidat Bouteflika ne
pouvait pas perdre. Il était, quoiqu’on en dise, adoubé par le pouvoir
et surtout, il a fait face à une partie adverse inconsistante, ses rares rivaux
sérieux ayant été empêchés de se présenter ou ayant renoncé d’eux-mêmes. En
fait, la réussite de Bouteflika a été de comprendre que les décideurs
mettent justement du temps… à décider. Encouragé par ses soutiens parmi ces
mêmes décideurs, il a mis à profit chaque jour perdu en atermoiements
par le pouvoir pour prendre de l’avance et se rendre incontournable.
Pour autant, il ne faut pas se méprendre car lui aussi, en homme du système,
connaît les lignes rouges à ne pas franchir.
L’absence
d’une vision politique cohérente
L’incompétence ne se traduit pas
simplement par le choix hasardeux des hommes. Le pouvoir n’a aucun
projet de société pour l’Algérie. Son programme politique se résume à la lutte
contre le terrorisme et à un rapprochement très médiatisé avec la France. Pour
le reste, le discours est creux et vise surtout à contenter les partenaires
occidentaux qui pourraient un jour rappeler que les droits de la personne
humaine doivent être respectés. Avec près de trente milliards de dollars de
revenus pétroliers par an, une agriculture qui ne demande qu’à renaître, des
élites capables et une force de travail éduquée, ce pays dispose d’atouts qui
lui pourraient lui permettre d’emprunter des voies différentes de celles que
tentent de lui imposer le Fonds monétaire international (FMI), la Commission
européenne ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
L’Algérie, qui malgré ses
malheurs demeure obnubilée par l’ambition de jouer un rôle majeur sur la scène
internationale, pourrait contribuer par exemple à enrichir la pensée
alter-mondialiste. Au lieu de cela, les membres du pouvoir répètent à
l’envi qu’il leur faut insérer leur pays dans la mondialisation sans savoir ce
que ce mot signifie vraiment. Aux défis respectivement posés par l’islamisme
politique, par les pressions et exigences des institutions financières
internationales ou encore par la démographie sans oublier les questions de
l’intégration régionale, le pouvoir
n’apporte ni doctrine ni projet politique et se contente, comme on pourra s’en
rendre compte à la lecture de cet ouvrage, d’un coup par coup attentiste. «
Faites quelque chose monsieur le président », dit un triste jour de janvier
1995 une rescapée d’un attentat à la voiture piégée au président Zeroual. «
Qu’est-ce qu’on peut faire ? », répondit ce dernier en hochant la tête en signe
d’impuissance.
« Que faire pour
l’Algérie ? » voilà la question que le pouvoir ne se pose guère et qui
finalement permet de bien le définir.
Le
mépris du peuple
« Ils ont remplacé
les colons », est une phrase que l’on entend souvent en Algérie à propos des
dirigeants et elle n’est pas dénuée de vérité car le moins que l’on puisse dire
est que le pouvoir méprise son
peuple. Il n’a pour lui ni amour, ni empathie, ni respect et encore moins de
pitié lorsque ce dernier est emporté par des flots de boue ou qu’il est
enseveli par des tonnes de béton de mauvaise qualité. Lorsqu’ils parlent de
leurs concitoyens, les membres de la nomenklatura algérienne usent souvent du «
ils » colonial, montrant clairement qu’il y a pour eux deux Algérie : la leur
et celle du peuple. La manifestation de ce mépris qui accompagne l’injustice -
la fameuse hogra - est quotidienne.
Elle se retrouve par exemple dans l’interdiction faite aux enfants rescapés des
massacres du GIA d’aller passer des vacances en France - qui irait interdire
pareil voyage aux fils et filles des décideurs ? Il y a aussi ces fêtes
somptueuses, ces dîners de gala, organisés sur les hauteurs d’Alger alors que
14 millions d’Algériens vivent sous le seuil de pauvreté.
Que penser aussi de
l’organisation en 2003 d’une année de l’Algérie en France alors que la Kabylie
demeurait sous le choc de la répression sanglante du printemps noir de
2001 ? Que dire enfin, d’un président – Abdelaziz Bouteflika - qui
s’empresse d’adresser un message de sympathie aux familles d’alpinistes
autrichiens emportés par une avalanche mais qui oublie d’en faire autant avec
celles de l’équipage décédé le même jour après le crash d’un C130 à proximité
de Boufarik dans la Mitidja ?
La plupart de nos dirigeants
ont été les défenseurs zélés du socialisme - du moins un socialisme pour les
autres - mais en réalité, leur mentalité a toujours été plus proche des caïds
et des bachagas féodaux qui savaient si bien faire suer le burnous au profit du
colon. « Si on les laisse faire, ils rétabliront le beylicat et leurs enfants
leur succéderont » dit un jour à mon père un ancien moudjahid reconverti dans
l’enseignement. Il n’avait pas tort et si l’on veut comprendre l’Algérie, alors
il faut toujours penser à un pouvoir impressionné par le faste marocain et sans
cesse tenté par la féodalité.
Ce mépris est aussi
indissociable de la totale méconnaissance qu’ont nos dirigeants de leur peuple
et de la façon dont il évolue. Le général Khaled Nezzar a reconnu un jour qu’il
n’avait jamais entendu parler d’Ali Benhadj, le futur numéro deux du FIS,
jusqu’aux émeutes d’octobre 1988. En visite à Alger au début de la même année,
un dirigeant palestinien s’était vu confier par un responsable de la Sécurité
militaire que les seuls ennemis du pouvoir étaient les berbéristes et les
communistes alors que les islamistes quadrillaient déjà les maquis urbains…
Il n’y a pas qu’en
France où les banlieues sont des terres inconnues. En Algérie, les habitants
des zones sécurisées - militaires, ministres, députés - n’ont aucune idée de ce
que peut-être le quotidien d’une famille algérienne habitant à quelques
kilomètres d’eux dans des cités décrépies, dans des bidonvilles et même dans
des camps de regroupement pour les populations qui ont fuit les zones proches
des maquis terroristes. Cette ignorance n’est pas fortuite : elle est
volontaire. Les nouveaux colons, plus encore que leurs prédécesseurs, ne se
mélangent pas au ghachi – la foule –
et leur mépris pour le peuple a déjà coûté des milliers d’hectolitres de sang à
l’Algérie. Cela doit faire prendre conscience qu’il n’y a rien à attendre du le pouvoir.
De l’opposition
En avril 2004 comme en avril 1999 le thème de la
fraude électorale a dominé les lendemains des deux derniers scrutins présidentiels.
Comme de coutume, il a fourni l’occasion à l’opposition de dénoncer l’élection
de Bouteflika et de pleurer sur son propre sort en prenant à témoin une opinion
internationale faussement compatissante. Le paradoxe est que la victoire de ce
dernier était à chaque fois inévitable. Je n’entends pas affirmer qu’il n’y a
pas eu fraude mais je pense que cette dernière a plus concerné le taux de
participation et qu’elle a surtout visé à donner au score du candidat du
pouvoir un niveau susceptible d’écarter tout doute sur l’ampleur du soutien
dont il disposait auprès de la population. En 1999, année où les six autres
candidats s’étaient retirés à la veille du scrutin, et en 2004, où le score
officiel des rivaux du président sortant a été ridicule, il est possible qu’un
second tour aie pu avoir lieu mais le résultat final aurait été le même.
En 1999, c’est la volonté de la population de
sortir de la crise dont a bénéficié Bouteflika. Cinq années plus tard, c’est la
campagne de ce dernier qui a fait la décision même si, encore une fois, son
score supérieur à 80% des suffrages a sûrement été gonflé – ce qui au passage
l’a plus desservi qu’autre chose au point que certains analystes y ont vu un
coup tordu des décideurs qui entendaient, avec ce score digne du voisin
tunisien, affaiblir la légitimité de leur propre candidat. Le président sortant
a mobilisé à son profit les ressources de l’administration et sa campagne a
largement été relayée par la télévision dont il faut quand même rappeler
qu’elle est le premier média algérien et que son impact sur la population
algérienne est de loin plus important que celui de toute la presse indépendante
réunie. A l’inverse, l’opposition a livré une terne bataille étant incapable de
prendre l’initiative et de revenir à la base essentielle du combat
politique : le militantisme sur le terrain et surtout le refus de toute
compromission avec le système combattu.
Faire acte d’opposition organisée en Algérie c’est,
il faut le savoir, courir plusieurs risques susceptibles de miner l’action
politique la plus généreuse et la plus sincère. Il y a d’abord l’infiltration
par des éléments mandatés ou retournés, c’est selon, par les services de
sécurité. Il y a aussi, conséquence de l’infiltration, l’inévitable crise
interne qui finit presque toujours par déboucher sur un schisme qui affaiblit
encore plus la formation et lui fait perdre sa crédibilité aux yeux de
l’opinion publique. Ces écueils doivent être connus et anticipés par tous ceux
qui souhaitent déloger le pouvoir. Ce dernier ne lâchera pas prise
facilement, c’est pourquoi il est illusoire de croire qu’on peut l’affronter
tout en le ménageant ou en entretenant des relations ambiguës avec lui. Il est
dommage de constater que nombre des adversaires de Bouteflika se sont présentés
à la présidentielle en expliquant, notamment aux journalistes occidentaux,
« qu’ils avaient reçu des assurances des décideurs »
selon lesquels le président sortant pouvait être battu. Battu de quelle
manière ? Légalement ou par la fraude ? Faut-il comprendre que ces
opposants accepteraient de bénéficier de traitements de faveur qu’ils ne
cessent de dénoncer lorsque cela concerne Abdelaziz Bouteflika ? Il n’y a
aucun changement à attendre en Algérie tant que les opposants continueront
d’attendre le feu vert ou un signal des décideurs pour assumer leur
propre combat politique. Et quant aux démocrates algériens qui dénoncent
« l’ingratitude » d’une armée qu’ils affirment avoir aidée
« contre les terroristes et les menaces d’enquêtes internationales »
et qui malgré cela les aurait trahis en soutenant Bouteflika, leur amertume est
simplement pitoyable.
Pour terminer, j’aimerai citer l’universitaire
américain William B. Quandt dont le texte à propos du personnel politique
algérien se passe de commentaires.
« L’Algérie n’a pas eu de grands dirigeants,
affirme-t-il. On peut même dire que la crise, bien que d’origine
socio-économique, a été aggravée par la médiocrité de sa classe politique.
L’esprit de clan et l’intérêt personnel l’ont emporté sur le sens civique. Mais
les Algériens, qui sont un peuple tenace et obstiné, finiront bien par faire
entendre leur voix. Avec le temps et l’expérience, leurs dirigeants en
viendront à admettre que la paix sociale n’est possible qu’à partir du moment
où tous les courants de la société ont voix au chapitre. Pour l’heure,
l’Algérie doit être considérée comme un pays au seuil d’une transition
difficile. Mais il ne serait pas étonnant qu’elle parvienne à se doter d’un
gouvernement responsable et représentatif bien avant d’autres pays de la région.
C’est à la fois ce que je prévois et ce que je lui souhaite. »