Le Quotidien d’Oran, jeudi 22 mai 2014
Akram Belkaïd, Paris
L’intervenant se tient au pied d’un amphithéâtre afin de fournir quelques vagues explications sur la marche de l’économie mondiale. L’auditoire est composé d’une cinquantaine de jeunes étudiants en école de commerce. Des « bac + 5 » ambitionnant d’obtenir un master of business administration, autrement dit un Mba (prononcez aim’bié), et de devenir ainsi les missionnaires zélés de la globalisation, de la dérégulation et de la miltonfriedmanisation. Le thème du jour étant le marché des hydrocarbures, voici quel est le problème posé d’entrée de jeu : sachant qu’une canette de 33 centilitres d’un célèbre soda vaut 0,3 dollar, calculez le prix d’une canette de pétrole brut en prenant 95 dollars comme valeur du baril puis comparez. Vous avez dix minutes.
La surprise passée, c’est un mélange de frénésie et
d’abattement qui se répand dans l’amphi. La ruche, engourdie quelques secondes
auparavant, s’affole. Des trousses s’ouvrent, des stylos tombent. Certains
visages virent au blanc ou au gris. A l’inverse, d’autres sont déjà penchés sur
leurs calculs et l’on devine aisément qu’ils adorent ça. Ça s’affaire, ça
écrit, ça pianote sur son clavier. Mais ça peut aussi hausser les épaules,
grommeler et afficher de manière ostentatoire son désintérêt pour un pourtant
bien modeste exercice destiné à faire comprendre à quel point le précieux or
noir est bon marché. Du moins en comparaison d’un soda ou, c’est une variante,
d’une encre pour imprimerie.
Maintenant, l’intervenant décide de semer la panique en
passant dans les rangs histoire aussi de vérifier que les utilisateurs
d’ordinateur ne sont pas en train de scruter son profil facebook ou, pour les
plus malins d’entre eux, d’essayer de trouver la solution sur le net. Sur une
feuille à grands carreaux, une jeune fille a tracé un tableau à quatre cases
mais elle semble hésiter sur la manière dont elle doit le remplir. Il lui
demande ce qu’elle fait. Un tableau de proportionnalité, répond-elle.
Continuez, lui dit-il un peu étonné. Quelques tables plus loin, même diagramme,
même dilemme et donc même question. C’est un produit en croix, soupire le jeune
homme pas très content d’être dérangé.
A l’autre bout de la rangée, une voix impatiente exige de
savoir à combien de centilitres équivaut un baril (ah, les conversions…).
Cherchez sur internet et profitez-en pour trouver d’où vient l’usage de cette
unité bien particulière, est la réponse. Vous aussi vous faites un produit en
croix, interroge encore l’explorateur du monde post-adolescent. Bien sûr !
s’exclame l’intéressée un peu surprise. Du coup, dans l’amphi, ça s’agite de
plus belle, le trouble de l’intervenant n’étant pas passé inaperçu. Pourquoi
n’utilisez-vous pas la règle de trois, finit-il par demander à l’assistance.
Silence et moues dubitatives. Qui sait ce qu’est une règle de trois ?
s’agace-t-il déjà. Très peu de doigts se lèvent. Il pense à une farce ou à de
la mauvaise volonté. Mais c’est une erreur.
Le soir-même, devant son ordinateur, l’enseignant
occasionnel redevenu journaliste mène l’enquête. Le résultat n’est pas
inintéressant. Il apprend ainsi que la règle de trois n’est plus enseignée en
France depuis le début des années 1970. L’agitation de mai 1968 et l’irruption
des mathématiques modernes sont passées par là. Dans un texte intitulé « la
règle de trois n’aura pas lieu » - un film destiné aux futurs enseignants en a
même été tiré – un influent pédagogue a eu la peau d’un outil assimilé à l’enseignement
réactionnaire du Second Empire ou celui, désuet, de la Troisième République.
Une prohibition radicale au nom du « sens et du savoir intelligible en
construction ». Au nom aussi de l’apprentissage intelligent et de l’autonomie
nécessaire qu’il faut inculquer à l’élève. En clair, pas question que ce
dernier apprenne à manier des outils sans comprendre leur essence, ce qui
explique pourquoi, aujourd’hui encore, les gamins du primaire sont censés faire
des soustractions sans utiliser la méthode de la retenue cela avant de tout
désapprendre en arrivant au CM1….
La quête du sens donc. Une belle réussite… Des aim’bié
perdus avec leur produit des extrêmes égal à celui des moyens. Des écoles
d’infirmières ou de préparateurs en pharmacie qui tirent régulièrement la
sonnette d’alarme en raison d’élèves ne maîtrisant pas de simples calculs de
proportionnalité. Et quel meilleur symbole de cette déroute que ces deux
ministres de l’éducation (Xavier Darcos en 2008 et Luc Chatel en 2011)
incapables de faire une simple règle de trois en direct à la télévision… Ainsi,
de réformes pédagogiques en expérimentations hasardeuses, la France a réussi un
bien étrange exploit : la patrie de Descartes et de Condorcet, pour ne citer
qu’eux, ne cesse de reculer dans les classements internationaux en termes de
niveau scolaire en mathématiques.
Officiellement, la règle de trois a été réhabilitée en
2008 mais l’étrange prévention idéologique qui la concerne n’a pas disparu. Du
coup, les enseignants continuent d’utiliser des tableaux en croix, reléguant le
recours aux fameuses deux lignes fléchées à une curiosité historique que
mentionnent parfois les manuels. D’où vient cette situation ? Outre de sombres
querelles dogmatiques entre « modernistes », « réformateurs » et « didacticiens
», il y a ce refus d’accepter que la maîtrise des maths passe d’abord (mieux ?)
par l’automatisation et la répétition. Souvent, d’ailleurs, la compréhension du
sens vient ensuite, une fois que l’outil a été bien apprivoisé. La règle de
trois est peut-être une recette du passé mais elle relève pourtant d’une
démarche cartésienne, d’un premier pas vers le recours à l’abstraction
notamment pour ce qui est du choix et de l’usage d’une ou plusieurs inconnues.
Avec elle, on apprend à raisonner, à démontrer et, avant cela, à « poser ses
équations ».
Mais revenons maintenant à l’amphithéâtre. C’est un
moment de gloire pour l’intervenant qui, à l’aide d’un marqueur bleu glissant
sur un tableau blanc, prend son temps pour expliquer ce qu’est la fameuse
règle. Un kilogramme de nèfles coûte six euros, une livre en coûtera x mais,
attention, je dois faire attention aux unités…. Porté par l’allégresse
générale, il en profite même pour rappeler ce qu’est la preuve par neuf apprise
justement à l’âge de neuf ans et dont il n’a saisi le sens qu’en classe de
terminale. Et pour terminer, il promet sous les vivats, que le prochain cours
sera consacré au maniement de la règle à calcul et de l’extraction manuelle de
racines carrées.
Voilà, cette chronique est terminée et, concernant
l’exercice proposé en début de texte, le lecteur est vivement encouragé à
envoyer sa réponse au siège du Quotidien d’Oran. Seules les solutions contenant
une vraie règle de trois seront retenues (pas de produit en croix ni de
réduction à l’unité) et un tirage au sort récompensera le vainqueur avec un
manuel d’arithmétique datant du dix-neuvième siècle.
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