Le Quotidien d’Oran, jeudi 3 septembre 2015
Akram Belkaïd, Paris
Il n’y a pas longtemps, autour d’une table et de quelques
rafraichissements, j’ai écouté avec attention les péripéties bureaucratiques
vécues par un ami français au Japon après qu’il a perdu son passeport dans ce
pays à la législation plus que tatillonne envers les étrangers quelle que soit
leur nationalité. J’ai gardé pour moi mes réflexions en pensant à l’enfer que
vivrait un Algérien qui perdrait son passeport en France surtout si son titre
de séjour y est apposé… Quelques jours plus tard, c’est une autre amie qui m’a
raconté sa mésaventure estivale, celle où elle a réalisé que le passeport de sa
fille était périmé à la veille du départ en vacances. On devine la galère :
annulation dans l’urgence, démarches pour les divers remboursements, recherche
d’un plan « B »… D’après elle, ce genre de déconvenue est plus
fréquent qu’on ne le croit, certains la subissant au dernier moment,
c’est-à-dire lorsqu’ils se présentent au comptoir d’enregistrement des bagages.
Tout cela m’a amené à réfléchir aux rapports que nous entretenons
avec ce précieux document. Il est évident qu’ils sont déterminés par la
nationalité et l’origine. Je ne sais pas si cela vaut pour d’autres pays du
Sud, mais il est clair que les Algériens connaissent sa valeur et il est rare,
par exemple, qu’ils découvrent qu’il n’est plus valable au dernier moment.
Obtenir un passeport dans notre pays a toujours été un long parcours du
combattant. Il y a une trentaine d’année, j’ai déposé un dossier pour en
obtenir un. Six mois plus tard, ne voyant rien venir, j’en ai déposé un second,
suivant en cela les conseils pressants du fonctionnaire. Au bout d’un an,
j’avais deux passeports… « Ce que tu as fait est très très grâââve » (il faut rouler les r) m’a dit alors le
même fonctionnaire alors que je souhaitais en restituer un (deux passeports
cela voulait dire pouvoir obtenir deux allocations touristiques en devises
étrangères : un délit…).
Aux Etats-Unis, pays immense où le tourisme des nationaux est
essentiellement intérieur, le passeport reste chose rare. Certes, les
déplacements au Canada, au Mexique et dans les Antilles sont plus réglementés
qu’avant les attentats du 11 septembre 2001, mais la demande du document bleu
est souvent effectuée quand se profile le sacro-saint voyage en Europe,
notamment pour les retraités. Le reste du temps, et bien plus qu’en Europe
occidentale, il dort tranquillement dans un tiroir (ou dans une enveloppe) et
ses dates de validité peuvent vite s’oublier. Ce n’est pas le cas chez nous. La
date de péremption (« périmation »
disait un ami de la vallée de la Soummam) trotte dans la tête… Plus elle se
rapproche, plus la préoccupation, voire le stress, monte. On sait qu’il va
falloir se colleter avec l’administration, attendre des semaines et parfois
même risquer un refus de renouvellement : en un mot, on ne peut ignorer
que c’est une affaire de temps et de patience.
C’est encore plus vrai depuis que les Etats Unis d’Amérique ont
imposé au monde entier l’obligation de voyager avec un passeport biométrique.
Il suffit de se rendre sur n’importe quel réseau social pour se rendre compte
que l’affaire est en train de tourner au cauchemar pour nombre d’Algériens,
surtout ceux qui vivent à l’étranger. Affluence record dans les consulats,
liste de documents à faire pâlir d’envie n’importe quel bureaucrate ouzbek ou
indien, incidents à répétition et, surtout, toujours et encore cette sensation
selon laquelle le temps de l’Algérien n’a aucune valeur. Qu’il travaille ou
pas, qu’il soit dans une situation d’urgence ou non, le passeport ne lui sera
pas accordé facilement. Dès lors, qu’il vive dans son pays ou ailleurs, on
comprendra la quasi-sacralisation dont il entoure ce livret vert aux pages
dûment numérotées. Il sait d’ailleurs ce qu’il risque comme désagréments en le
perdant ou en le détériorant. Je me souviens ainsi de la crise de nerfs en
plein ciel de cet ami avec lequel je voyageais entre Alger et Paris et dont le
passeport a été tâché par du café alors qu’il remplissait sa fiche d’entrée sur
le territoire français. Ce n’était pas tant la perspective d’être refoulé à
Orly que celle d’avoir à le refaire qui le mettait dans tous ses états.
J’ai évoqué ce sujet avec ma consœur Mona Chollet et elle m’a
transmis cette citation de Bertolt Brecht. «
Le passeport est la partie la plus noble de l'homme. D'ailleurs un passeport ne
se fabrique pas aussi simplement qu'un homme. On peut faire un homme n'importe
où, le plus étourdiment du monde et sans motif raisonnable: Un passeport,
jamais. Aussi reconnait-on la valeur d'un bon passeport, tandis que la valeur d'un
homme, si grande soit elle, n'est pas forcément reconnue. » Ce passage est
extrait de « Dialogues d'exilés »
(« Flüchtlingsgespräche »
en allemand), texte publié de manière posthume à Berlin en 1961 et qui met en
scène la rencontre de deux exilés au buffet d'une gare.
Un « bon passeport »… Cette expression veut dire
beaucoup. Pour les gens du Sud, elle permet de désigner le passeport qui permet
le voyage où bon leur semble, c’est-à-dire sans ce maudit visa. Mais aussi
« mauvais » soit-il en ne permettant guère de voyager sans passer par
d’humiliantes démarches auprès des chancelleries étrangères, un passeport reste
précieux. C’est une sorte de prolongement de soi, une possibilité éventuelle de
liberté et de mouvement. On devine alors cette rupture symbolique, cet
arrachement, qui consiste à se débarrasser de ce document quand on est un
sans-papier, un migrant, un réfugié ou un clandestin et que l’on est prêt à
tout pour ne pas être renvoyé chez soi.
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