Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

samedi 5 septembre 2015

La chronique du blédard : Ce si précieux passeport

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 3 septembre 2015
Akram Belkaïd, Paris

Il n’y a pas longtemps, autour d’une table et de quelques rafraichissements, j’ai écouté avec attention les péripéties bureaucratiques vécues par un ami français au Japon après qu’il a perdu son passeport dans ce pays à la législation plus que tatillonne envers les étrangers quelle que soit leur nationalité. J’ai gardé pour moi mes réflexions en pensant à l’enfer que vivrait un Algérien qui perdrait son passeport en France surtout si son titre de séjour y est apposé… Quelques jours plus tard, c’est une autre amie qui m’a raconté sa mésaventure estivale, celle où elle a réalisé que le passeport de sa fille était périmé à la veille du départ en vacances. On devine la galère : annulation dans l’urgence, démarches pour les divers remboursements, recherche d’un plan « B »… D’après elle, ce genre de déconvenue est plus fréquent qu’on ne le croit, certains la subissant au dernier moment, c’est-à-dire lorsqu’ils se présentent au comptoir d’enregistrement des bagages.
 
Tout cela m’a amené à réfléchir aux rapports que nous entretenons avec ce précieux document. Il est évident qu’ils sont déterminés par la nationalité et l’origine. Je ne sais pas si cela vaut pour d’autres pays du Sud, mais il est clair que les Algériens connaissent sa valeur et il est rare, par exemple, qu’ils découvrent qu’il n’est plus valable au dernier moment. Obtenir un passeport dans notre pays a toujours été un long parcours du combattant. Il y a une trentaine d’année, j’ai déposé un dossier pour en obtenir un. Six mois plus tard, ne voyant rien venir, j’en ai déposé un second, suivant en cela les conseils pressants du fonctionnaire. Au bout d’un an, j’avais deux passeports… « Ce que tu as fait est très très grâââve » (il faut rouler les r) m’a dit alors le même fonctionnaire alors que je souhaitais en restituer un (deux passeports cela voulait dire pouvoir obtenir deux allocations touristiques en devises étrangères : un délit…).
 
Aux Etats-Unis, pays immense où le tourisme des nationaux est essentiellement intérieur, le passeport reste chose rare. Certes, les déplacements au Canada, au Mexique et dans les Antilles sont plus réglementés qu’avant les attentats du 11 septembre 2001, mais la demande du document bleu est souvent effectuée quand se profile le sacro-saint voyage en Europe, notamment pour les retraités. Le reste du temps, et bien plus qu’en Europe occidentale, il dort tranquillement dans un tiroir (ou dans une enveloppe) et ses dates de validité peuvent vite s’oublier. Ce n’est pas le cas chez nous. La date de péremption (« périmation » disait un ami de la vallée de la Soummam) trotte dans la tête… Plus elle se rapproche, plus la préoccupation, voire le stress, monte. On sait qu’il va falloir se colleter avec l’administration, attendre des semaines et parfois même risquer un refus de renouvellement : en un mot, on ne peut ignorer que c’est une affaire de temps et de patience.
 
C’est encore plus vrai depuis que les Etats Unis d’Amérique ont imposé au monde entier l’obligation de voyager avec un passeport biométrique. Il suffit de se rendre sur n’importe quel réseau social pour se rendre compte que l’affaire est en train de tourner au cauchemar pour nombre d’Algériens, surtout ceux qui vivent à l’étranger. Affluence record dans les consulats, liste de documents à faire pâlir d’envie n’importe quel bureaucrate ouzbek ou indien, incidents à répétition et, surtout, toujours et encore cette sensation selon laquelle le temps de l’Algérien n’a aucune valeur. Qu’il travaille ou pas, qu’il soit dans une situation d’urgence ou non, le passeport ne lui sera pas accordé facilement. Dès lors, qu’il vive dans son pays ou ailleurs, on comprendra la quasi-sacralisation dont il entoure ce livret vert aux pages dûment numérotées. Il sait d’ailleurs ce qu’il risque comme désagréments en le perdant ou en le détériorant. Je me souviens ainsi de la crise de nerfs en plein ciel de cet ami avec lequel je voyageais entre Alger et Paris et dont le passeport a été tâché par du café alors qu’il remplissait sa fiche d’entrée sur le territoire français. Ce n’était pas tant la perspective d’être refoulé à Orly que celle d’avoir à le refaire qui le mettait dans tous ses états.
 
J’ai évoqué ce sujet avec ma consœur Mona Chollet et elle m’a transmis cette citation de Bertolt Brecht. « Le passeport est la partie la plus noble de l'homme. D'ailleurs un passeport ne se fabrique pas aussi simplement qu'un homme. On peut faire un homme n'importe où, le plus étourdiment du monde et sans motif raisonnable: Un passeport, jamais. Aussi reconnait-on la valeur d'un bon passeport, tandis que la valeur d'un homme, si grande soit elle, n'est pas forcément reconnue. » Ce passage est extrait de « Dialogues d'exilés » (« Flüchtlingsgespräche » en allemand), texte publié de manière posthume à Berlin en 1961 et qui met en scène la rencontre de deux exilés au buffet d'une gare.
 
Un « bon passeport »… Cette expression veut dire beaucoup. Pour les gens du Sud, elle permet de désigner le passeport qui permet le voyage où bon leur semble, c’est-à-dire sans ce maudit visa. Mais aussi « mauvais » soit-il en ne permettant guère de voyager sans passer par d’humiliantes démarches auprès des chancelleries étrangères, un passeport reste précieux. C’est une sorte de prolongement de soi, une possibilité éventuelle de liberté et de mouvement. On devine alors cette rupture symbolique, cet arrachement, qui consiste à se débarrasser de ce document quand on est un sans-papier, un migrant, un réfugié ou un clandestin et que l’on est prêt à tout pour ne pas être renvoyé chez soi.
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