Le Quotidien d’Oran, jeudi 21 janvier 2016
Akram Belkaïd, Paris
Ah, non, ça ne va pas ! Je ne vais pas vous
mentir. Les affaires vont mal, très mal. Il y a des jours, où je sais que je
n’ai pas besoin de venir travailler. Les soirs où, d’habitude, je faisais vingt
couverts, je n’en fais plus que trois ou quatre. Les gens ne sortent plus, ils
ont peur. Ce n’est pas une histoire d’argent. L’argent, il y en a malgré la
crise. C’est la peur. Moi aussi, j’ai peur. Bien sûr, on est dans un quartier
éloigné mais quand même… On ne sait jamais. La dernière fois, il y a une moto
qui s’est arrêtée juste en face. J’ai eu l’impression que le gars me regardait.
En fait, il parlait au téléphone, vous savez, avec ces portables qui sont
collés au casque. J’ai eu peur. Quelques secondes… Ça suffit à gâcher toute une
soirée.
Bon, les gens savent d’où je viens. Après les
attentats de janvier de l’année dernière, j’en ai entendu des choses. Chaque
matin, j’allais marcher dans le parc pendant une bonne heure, juste pour
chasser l’angoisse. Un type vous demande une pizza aux légumes et ensuite, sans
raison, il commence à lâcher sa colère contre l’islam, les immigrés, les
migrants, la guerre en Syrie et je ne sais quoi d’autre. Surtout, ce que je ne
supporte pas, c’est qu’on me pose des questions du style : « pourquoi
‘vous’ faites des choses comme ça ? » ou alors « pourquoi ‘vous’
ne dites rien ? » ou bien « vous vous rendez compte que ‘vous’
exagérez ? ».
Vous ! Vous ! Vous ! Moi, je n’ai
rien fait. Je me lève le matin, je travaille, je sers les clients, je prépare
les pizzas, je cuisine des pâtes à l’ail ou aux fruits de mer à quelques
habitués et puis c’est tout. Les histoires du bled, pour moi, elles restent au
bled. Je ne vois pas pourquoi ça me suivrait ici. Attention, je ne dis pas que
la politique ça ne m’intéresse pas. Je suis devenu français il y a quinze ans.
Alors je vote et je dis ce que je pense. Quelqu’un qui n’aime pas les arabes ou
l’islam, je le critique. Ce n’est pas parce qu’il y a des terroristes qui
sèment la sauvagerie au nom de ma religion que je vais me taire. Mais bon,
c’est difficile. Rien n’est simple. Les gens ont peur. Et quand on a peur, on
peut dire n’importe quoi. On peut blesser les gens. J’ai des habitués qui me
disent, « oui, mais toi tu n’es pas comme les autres ». Ils ne se
rendent même pas compte que ça fait mal ce genre de phrases. Ils croient me faire
plaisir. C’est tout le contraire.
Je disais qu’en janvier 2015, les gens parlaient
beaucoup. Ils disaient des choses désagréables mais au moins il pouvait y avoir
un échange avec eux. Et moi, même si je souffrais, j’avais au moins la
possibilité de me défendre, d’essayer d’expliquer. Quand on parle avec les gens
qu’on connaît, et qu’on sait qu’ils ne sont pas mauvais, il y a toujours du
positif. On apprend, on corrige des manières de voir. On sait ce que l’autre
ressent et pense. C’est plus sain. Mais là, depuis novembre dernier et les
tueries de Paris, c’est un peu le silence. Je sens que ça bouillonne mais c’est
comme si chacun gardait ses idées en attendant d’agir. On parle du PSG, de
Marseille, du temps qui se détraque et des travaux dans le quartier et on évite
le reste. Mais chacun pense des choses qu’il n’a pas encore envie de dire…
Moi, j’ai de la chance. Je suis seul. Je n’ai pas
d’employés. Je connais des pizzerias qui vont bientôt fermer si ça continue.
Elles sont passées d’un chiffre d’affaires de cinq mille euros par jour à
quatre cent ou cinq cent euros. Les patrons paient les salaires de leur poche.
Là, ils attendent tous la fin de l’hiver en se disant qu’au printemps, les gens
vont recommencer à sortir de chez eux. Je l’espère aussi. Il faudrait que le
PSG aille le plus loin possible en Coupe d’Europe. Ça n’a l’air de rien mais je
vous garantis que ça compte pour le moral, même pour les gens qui ne suivent
pas le foot. Ça crée une ambiance, la télé et les radios en parlent. Mais la
question, la vraie, c’est qu’est-ce qu’on va faire si jamais ça
recommence ? Parce que là, les Français sont divisés entre eux. Si ça
recommence, ça va être terrible. Normalement, quand il y a une guerre, on se
serre les coudes. Là, j’allume la télévision, comme samedi soir chez Ruquier,
et je vois des engueulades et des insultes.
Il y a des collègues, des Maghrébins comme moi, qui
pensent à fermer quelques temps. Moi, je leur dis et vous allez faire
quoi ? Au bled, c’est pire. Ici, vous avez une clientèle, des gens qui vous
connaissent. C’est ici qu’il faut continuer à avancer. Seulement, l’un d’eux
m’a fait remarquer qu’aucun homme politique ne leur dit ça. Est-ce que
finalement, ça n’arrangerait pas beaucoup de monde si on s’en allait ? Je
ne sais pas…. En tous les cas, sur la nationalité, moi je ne vais pas choisir.
Je resterai français. De toutes les façons, en Algérie, comme au Maroc et en
Tunisie, les gouvernements de là-bas n’accepteront jamais qu’on renonce à notre
passeport. On trouvera les moyens de s’arranger. Je le sais. En Belgique,
avant, les Marocains devaient renoncer à leur nationalité pour devenir belges.
Les ambassades leur donnaient un papier bidon et quand ils étaient naturalisés,
ils récupéraient leur passeport.
La dernière fois, il y a une vieille du quartier qui
m’a dit « et vous, vous vous sentez quoi ? ». Je l’aime bien.
C’est une grande spécialiste de l’Italie. J’apprends des choses avec elle que
je ressors aux autres clients pour les impressionner. Elle m’a fait réfléchir.
J’ai fini par lui dire « moi, je me sens du quartier ». Et c’est
vrai. Mon monde, mon vrai monde, c’est ma famille qui vit ici et les clients,
les collègues, les gens que je vois tous les jours. Tant que je peux vivre
tranquille avec eux, ça ira.
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