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Le Quotidien d’Oran, jeudi 28
janvier 2016
Akram Belkaïd, Paris
Les différents peuples qui
vivent dans le monde arabe – et qui ne sont donc pas forcément arabes –
sont-ils plus ou moins sensibles aux idées de gauche ? La question peut
surprendre. On a l’habitude d’en poser une autre, celle qui consiste à se
demander si ces peuples sont aptes à la démocratie, ou bien encore, s’ils
préfèrent la stabilité autoritariste, pour ne pas dire dictatoriale, à la
liberté incertaine (aventureuse, affirmeront certains).
J’ai abordé la question de l’exigence
démocratique à plusieurs reprises, dans ces colonnes ou dans des ouvrages.
Disons simplement que je ne souscris pas aux affirmations selon lesquels les
peuples du monde arabe préfèrent le gourdin, à la fois protecteur et menaçant,
du maître. Dans ce qui se déroule aujourd’hui comme drames et comme revers pour
des transitions dont on attendait beaucoup en 2011, il y a aussi la volonté, in
fine, de bouleverser un ordre ancien, liberticide et peu respectueux des droits
les plus fondamentaux.
Mais revenons à la question
concernant les peuples arabes et la gauche. Dans un contexte marqué par
l’omniprésence politique des courants islamistes, et face à des régimes
sclérosés, kleptocrates et brutaux, on cherche en vain la troisième voie. La
question, récurrente, est de se demander où est passée la gauche. Où sont donc passées
ces forces « progressistes » dont on parlait tant entre 1950 et
1990 ? Pourquoi sont-elles si peu présentes aujourd’hui ou, à défaut, si
peu influentes ?
Pour beaucoup d’observateurs,
la gauche arabe s’est embourgeoisée. Après avoir plus ou moins soutenu des
régimes nationalistes qui l’ont tour à tour instrumentalisée et réprimée, elle
a succombé aux ors du pouvoir et a peu à peu abandonné le terrain au profit des
salons cossus où il était plus facile de refaire le monde. Cette explication
mérite d’être retenue même si elle est incomplète et parfois même injuste. Des
forces de gauche continuent d’activer, on pense notamment à la Tunisie, mais il
est vrai que nombre de ses figures historiques ont du mal à reprendre
l’initiative et à faire pièce à d’autres forces politiques plus dynamiques,
comprendre les islamistes.
Mais la question concerne
aussi l’évolution des élites. Dans les années 1970, il était naturel pour un
étudiant arabe d’être plus ou moins proche des idées de gauche. Le fond de
l’air était rouge, l’URSS existait encore, le monde était divisé en deux et
l’anti-impérialisme agrégeait autour de lui nombre d’engagements. Las, en 2011,
une étude du cabinet américain de relations publiques Edelman a mis en exergue
une bien étrange évolution. Ce dernier a demandé à des « leaders
d’opinion » du monde entier (chef d’entreprises, journalistes,
universitaires connus) ce qu’ils pensaient de la fameuse phrase de l’économiste
néolibéral Milton Friedman à propos de ce que l’on est en droit d’attendre
d’une entreprise. « La responsabilité sociale de l’entreprise est
d’accroître ses profits » a souvent répété celui qui a influencé les
politiques de dérégulation et de libéralisation de l’économie apparues à partir
des années 1980.
Le cabinet Edelman a établi
un classement des pays où cette assertion était la plus soutenue. Et nombre de
pays arabes figuraient dans la partie haute, les Emirats arabes unis arrivant
même à la première place. En 2011 toujours, les observateurs notaient que les
fameux blogueurs des révolutions arabes revendiquaient certes la liberté et la
dignité pour leurs peuples mais qu’ils avaient souvent tendance à confondre
allégrement démocratie et économie de marché oubliant par la même occasion les
combats sociaux de leurs aînés ou la persistance de lutte de classes qu’il est
de bon ton, aujourd’hui, de nier.
On a souvent décrit le monde
arabe comme étant un ensemble hermétique aux idées portées par la
globalisation. C’est une erreur. Ces idées se sont répandues à leur rythme et
on les retrouve aujourd’hui chez nombre d’acteurs influents. Les gouvernements,
par exemple, ont compris tout l’intérêt qu’il y a à reprendre la vulgate
néolibérale, ne serait-ce que pour s’attirer quelques sympathies à Washington
ou à Bruxelles. Mais cela vaut aussi pour les fameux « leaders
d’opinion ». En Algérie, la fin constatée, même si elle n’est pas encore
revendiquée en tant que principe politique, de la gratuité de l’éducation ou
des soins ne choque guère. Une lecture régulière de la presse montre que des
concepts comme le « moins d’Etat », « les privatisations »
et, bien sûr, le fameux « marché » et la non moins fameuse exigence
de « réduction des subventions » reviennent comme des leitmotivs.
Cela vaut aussi pour la
Tunisie où des personnalités, jadis de gauche voire d’extrême-gauche,
expliquent que la solution miracle pour le développement réside dans la
généralisation des partenariats public-privé (PPP). On a beau leur rappeler que
ces solutions ne marchent pas en Europe, qu’elles débouchent sur des gouffres
financiers que les contribuables sont appelés à combler, rien n’y fait, on est
moqué et l’on se fait traiter de nostalgique du dirigisme.
Le fait est que les
« élites » du monde arabe ressemblent de plus en plus à celles des
pays de l’ex-bloc de l’Est. La pensée « friedmanienne », en recul en
Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, y est bien présente. Dans la perspective
de futures transitions politiques – elles finiront bien par arriver y compris
dans des pays comme la Libye, la Syrie ou l’Irak – cela constitue un autre
motif d’inquiétude pour une région du monde qui mérite bien mieux que son sort
actuel.
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