Le Quotidien d’Oran, jeudi 14 janvier 2016
Akram Belkaïd, Paris
C’était il y a cinq ans. Le 14 janvier 2011, après un mois
de soulèvements, d’émeutes et de manifestations populaires avec leurs cortèges
de morts et de blessés, le président Zine el-Abidine Ben Ali quittait la
Tunisie en compagnie de ses proches pour se réfugier en Arabie Saoudite. On
connaît la suite mais elle mérite d’être rappelée. La chute retentissante d’un
homme qui régnait en maître sur la Tunisie depuis le fameux « coup d’Etat
médical » du 7 novembre 1987 contre Habib Bourguiba a provoqué une immense
onde de choc dans le monde arabe. Egypte, Libye, Maroc, Yémen, Bahreïn, Emirats
arabes unis, Jordanie, Syrie et même Arabie Saoudite et Oman : tous ont
connu des mouvements de protestation au nom de revendications communes :
la dignité, la fin de l’arbitraire, le mieux-être et le droit aux droits les
plus fondamentaux. Partout, des autocrates ou des faux-démocrates se sont
sentis obligés de promettre des réformes et de délier les bourses pour acheter
la paix sociale.
On connaît aussi la suite. L’intervention aérienne de l’Otan
en Libye, la démocratisation qui tourne mal en Egypte et qui aboutit à un coup
d’Etat militaire en juillet 2014, le drame syrien où une protestation pacifique
au départ a été transformée, par la volonté machiavélique du régime mais aussi par
l’interventionnisme des monarchies réactionnaires du Golfe, en une terrible
guerre confessionnelle où la population paie, aujourd’hui encore, le prix fort.
Le Yémen aussi où, à peine écarté, un président en poste depuis plusieurs
décennies a manœuvré pour revenir au pouvoir quitte à plonger son pays dans une
énième guerre civile avec, à la clé, une nouvelle intervention militaire
saoudienne.
Aujourd’hui, le panorama du monde arabe est tellement
calamiteux que l’espoir engendré par ce qui fut un printemps en hiver est
désormais oublié. Le drame syrien, le « chaos » libyen, la fuite en
avant égyptienne, le scandale du Yémen, pays parmi les plus pauvres du monde
bombardé par l’un des plus riches, et le verrouillage un peu partout, y compris
en Algérie, des champs politiques avec, sans oublier, la résurgence du
phénomène djihadiste symbolisé par l’essor de l’Organisation de l’Etat
islamique (OEI) : voilà autant de facteurs qui font regretter un passé,
pas si lointain, où les dictatures rimaient avec stabilité et intégrité des
territoires. Le mouvement de pendule est si puissant que l’idée que tout cela
n’était finalement qu’un complot est de plus en plus répandue. Un complot pour
quoi ? Par qui ? Contre qui ? Les versions les plus farfelues
abondent sur le net. Ceux qui y croient ou les diffusent n’ont même pas
conscience qu’ils se font insulte à eux-mêmes et qu’ils perpétuent cette idée
essentialiste selon laquelle les peuples du monde arabe sont incapables de se
révolter par eux-mêmes et pour eux-mêmes. On nous expliquera bientôt que c’est
la CIA, ou le Mossad ou les illuminati, ou les trois ensemble, qui ont pris le
contrôle à distance du pauvre Bouazizi pour l’obliger à s’immoler par le feu…
Passons…
Reste la Tunisie. Vaille que vaille, elle avance. Pénalisé
par une sévère crise économique, ébranlé par un terrorisme interne, menacé par le
risque de déflagration libyenne, ce pays a réussi à résister aux forces de
rappel qui sévissent partout ailleurs. Certes, tout n’y va pas pour le mieux.
La classe politique, quels que soient les courant politiques qui la composent,
est souvent en-dessous de tout, visiblement incapable de prendre la mesure des
enjeux et de ce que représente aujourd’hui la valeur de cette expérience de
transition pour tout le monde arabe. Il suffit de parler à quelques Tunisiens,
de lire la presse ou de s’attarder sur les échanges dans les réseaux sociaux
pour que le terme « gloomy » vienne à l’esprit. Une sorte de
« diggouttage » auquel s’ajouterait une peur réelle de l’avenir.
Pour autant, le compromis historique scellé entre
non-islamistes et islamistes revêt une importance que de nombreux Tunisiens et
Tunisiennes n’apprécient pas à sa juste mesure (certains inconscients,
notamment à la gauche de la gauche, en arrivent même à magnifier les solutions
éradicatrices à l’algérienne ou à l’égyptienne !). Faut-il vivre hors de
Tunisie pour se rendre compte des progrès réalisés par ce pays même si, on ne
le répétera jamais assez, c’est un immense désenchantement qui règne sur
place ? Les Tunisiens doivent y croire. Ils ont leur destin en main. C’est
un avantage que d’autres peuples arabes ne peuvent que leur envier !
Bien sûr, le fait est que la Tunisie aurait mérité plus
d’aide. Plus d’engagements. Quand on voit la folle quantité d’armements et de
bombes qui se déversent ici et là au sud et à l’est de la Méditerranée, on se
dit que ce pays aurait bien profité de quelques centaines de millions d’efforts
investis dans des projets d’infrastructures dans des régions que le
klepto-programme lancé par Ben Ali, le fameux 26-26, n’a jamais réussi à désenclaver.
Sidi Bouzid, Kasserine, et d’autres villes et villages attendent des
investissements qui ne sont jamais venus.
Quand on discute de la Tunisie avec des responsables
occidentaux, ils n’ont pas de mots assez durs pour les élites économiques locales.
Elles sont accusées de ne « pas jouer le jeu », de « ne pas y
croire » et de continuer à faire « barrage aux réformes » en
espérant le retour, sous d’autres formes, à l’ancien régime. Les syndicats,
eux, sont accusés d’empêcher la modernisation des législations et la
« nécessaire libéralisation » de l’économie (comme s’il n’y avait que
cela comme solutions). Il ne s’agit pas de trouver des boucs-émissaires et des
responsables. Les Tunisiens sont parfaitement capables de dégager des solutions
pour leur pays. En réalité, la seule chose à faire pour tous ceux qui, à
l’étranger, ont éprouvé un élan de sympathie pour la révolution, ou la révolte,
de janvier 2011, est de se poser la même question qui s’étaient imposée à eux
lors de ces journées historiques : que faire pour aider la Tunisie ?
L’interrogation mérite un débat. Elle exige une foi solide
en avenir meilleur pour ce pays... et pour le monde arabe.
_
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire