Le Quotidien d’Oran, jeudi 9 juin 2016
Akram Belkaïd, Paris
Bon, je sais, c’est le ramadan, tu es fatigué, tu as envie
de regarder Game of Thrones ou d’aller lire les derniers potins sur facebook
mais laisse-moi te raconter deux histoires. Allez… Oui, c’est toujours la même
émission de téléréalité. Non, je n’ai pas de nouvelles du gigolo et de l’Allemande
mais je te tiendrai au courant. Cette fois aussi, je suis sûr que ça va te
plaire. Installe-toi et écoute. C’est ce programme où l’invité sur le plateau a
demandé qu’une personne bien précise de son entourage soit convoquée pour
s’entendre dire quelques vérités. Tu vois le genre d’exhibition…
Donc… Je dis bien donc parce que c’est devenu un mot vedette
en Tunisie. Même quand tu parles arabe, y compris le littéraire, tu dois user
et abuser du « dâank ». Ça fait plus branché. Donc, c’est l’histoire
d’un jeune, à peine plus de vingt ans, qui a été blessé deux fois pendant les
affrontements à Kasserine en 2011. Il a été soigné à l’hôpital et l’Etat lui a
versé une indemnité de sept mille dinars. Et ce même Etat lui a même trouvé un
emploi à la protection de l’enfance alors que, de son propre aveu, le gars
n’avait ni les diplômes ni les compétences pour ce poste. Là, je me suis dit que
l’émission cherchait à nous prouver que la justice transitionnelle – tu vois,
j’ai appris ça en te lisant – a tout de même bien fonctionné. Une sorte de
message implicite délivré à tes copains de la gauche ou encore aux barbus qui
prétendent défendre la révolution… Mais le récit du type est allé dans un tout
autre sens.
Il a d’abord raconté ses démêlés avec la femme de son oncle
qui l’accusait de lui faire du gringue. Du coup, le frère de cette bonne femme
est venu le battre avec un gourdin. Le jeune s’est baissé et c’est elle qui a
pris le choc en pleine figure. Résultat, de la prison pour le neveu qui a été jugé
responsable. Un truc sordide mais ça a fait rire tout le monde sur le plateau.
Attends, tu ne vas pas être déçu de la suite. Dâank, notre gars fait un peu de
prison et en sort avec l’habitude, bonne ou mauvaise, chacun pense ce qu’il
veut, de fumer du shit.
Et qui dit shit, dit argent. Cet argent qui lui file vite
entre les mains ce qui l’oblige à en trouver pour se payer ses doses. A son
travail, il magouille, promet à des femmes qui cherchent à adopter qu’il va les
aider moyennant un petit « café » de quelques milliers de dinars.
Bien entendu, il n’a rien fait pour elles mais il dépense tout leur pognon. Et
quand l’animateur fait le naïf en lui demandant pourquoi il raconte tout ça, le
type dit : « je veux redevenir normal, je ne veux plus être obsédé
par l’envie permanente de fumer de la zetla
(de la beuh pour les non-arabophones) ». Là, j’ai encore eu un petit
doute. Je me suis dit, tiens on veut nous montrer que les gens qui ont été dans
la rue pendant la Révolution ne sont pas tous des héros. Et puis j’ai pensé que
c’était un plaidoyer contre la drogue et que, de l’autre côté du rideau, se
trouvait un médecin qui pourrait l’aider. Tiens, au passage, j’ai appris qu’il
n’y a plus de centre de traitement des addictions en Tunisie puisque celui de
Sfax vient de fermer. Voilà un vrai sujet, non ?
Oui, j’y arrive. En fait, derrière le rideau, il y avait le
père du type. Un marbrier qui a travaillé toute sa vie pour que ses enfants ne
manquent de rien. En écoutant son fils lui raconter ses soucis, il est tombé
des nues. Surtout quand le gamin lui a reproché son « absence
d’écoute ». Il fallait voir le visage du père. L’incompréhension et le
désarroi, khô ! Un choc
culturel, une scène étrange, dérangeante, où la mentalité de la Tunisie
profonde entre en collision avec la téléréalité et la psychologie à deux sous.
Remarque, je plains le pater. Tu trimes toute ton existence, tu penses avoir
fait le nécessaire et tu te retrouves à la télé devant ton fils en pleurs – qui
forçait un peu le pathos d’ailleurs – et qui, en gros, te dis que s’il a fait
des bêtises, c’est de ta faute parce que tu n’as pas suffisamment dialogué avec
lui. Dialogué… Moi, si j’avais pu rentrer dans le poste, ce petit merdeux je
lui aurais mis deux ou trois baffes histoire de lui apprendre le respect dû aux
aînés. Génération Y… Ils font des conneries et ensuite ils viennent
culpabiliser les parents… En fait, je suis sûr que tout ce cirque, c’était
juste pour que le père soit au courant des bêtises du fils et qu’il ne se mette
pas à hurler.
Ok, je fais plus court pour la deuxième histoire. Là, c’est
un jeune gars qui boit et qui joue. Il est marié et sa femme a quitté le
domicile conjugal. Il veut qu’elle revienne, elle refuse. Elle raconte devant
tout le monde qu’il a vendu des meubles, un réchaud et même les jouets de ses
enfants pour pouvoir parier. Du sordide, oui, mais du réel. Le genre de chose
que nos sociétés préfèrent taire. Le jeu et la boisson… Chuut. Alors, dâank, le
type joue et boit. Et en plus, il habite au-dessus de ses parents. « Il va
souvent dormir chez ses parents » lui reproche sa femme sur le plateau.
« Et alors, où est le problème. Un fils a le droit d’aller voir sa mère,
non ? » répond l’animateur comme s’il sentait visé…. L’histoire
classique des jeunes couples tunisiens est résumée par ce dialogue…
Un jour, la mère monte chez son fils pendant son absence et,
chose inévitable, elle se dispute avec sa bru. Laquelle se défend et cogne la
belle-mère. Oui, un coup de poing dans la mâchoire ! Que fait le type
quand il apprend ça ? Non, non, il ne frappe pas sa femme, ce serait trop
banal. Il sort de chez lui, court chez les parents de sa femme et tabasse sa
belle-mère. La loi du talion, khô. Tu
bats ma mère, je fracasse la tienne… Ça ferait une belle comédie, non ? Ou
alors, un bon sketch pour le ramadan histoire de tenir le coup. Tiens, à propos
du ramadan, tu écriras bien que je le souhaite apaisé, diététiquement
raisonnable et plein de ferveur pour tout le monde et en particulier aux
fidèles lectrices et lecteurs de ta chronique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire