Le Quotidien d’Oran, jeudi 16 juin
2016
Akram Belkaïd, Paris
Au réveil, une cascade de nouvelles
catastrophiques s’échappe de la petite boîte aux chiffres luminescents. Il est
sept heures du matin, le ventre est vide depuis minuit et le restera jusqu’à
vingt-deux heures. Nausée et crampes. Jeûne et mauvaises ondes ne font pas bon
ménage. Le monde ressemble à une immense voilière investie à la nuit tombée par
une meute de chacals affamés. La Syrie, le Yémen, l’Irak, la Libye mais aussi
le Kurdistan turc... Que de malheurs, que de folies. Un carnage homophobe en
Floride, un double assassinat en banlieue parisienne. La sauvagerie. En de
nombreuses régions, la violence atteint des niveaux effarants et, comme elle,
la peine des peuples asservis. Il y a dans ce qui se passe quelque chose
d’effrayant car il fut un temps où, face à de tels déferlements, il suffisait
d’espérer que les deux grandes puissances mondiales décident d’y mettre bon
ordre. Aujourd’hui, chaque matin ou presque nous prouve que nous vivons une
période des plus incertaines, de celles où aucun acteur n’a la capacité
d’imposer totalement sa volonté, qu’il s’agisse d’un gouvernement, d’un groupe
extrémiste, d’une guérilla ou d’intérêts économiques.
A la radio, la voix professionnelle
du journaliste qui en a vu d’autres semble fatiguée. Ce matin, il n’y a aucune
couleur vive à offrir aux auditeurs si ce n’est le vermeil des victimes. Que
faire, que dire, quand on se prend à se demander quelle sera la prochaine étape ?
Le prochain coup ? De Bagdad, il y a quelques jours, j’ai reçu ce message
lapidaire d’un confrère irakien : « Ici, c’est l’enfer tous les
jours. Je sors le matin sans savoir ce qu’il va advenir de ma petite personne
et de ceux que j’aime. Je compile tous les événements, je compte les morts, les
blessés et les disparus. J’essaie de comprendre mais je crois qu’il n’y a rien
à saisir de tout ceci. Plus tard, on parlera de cette époque en disant que ce
furent les années du chaos. Et quand je lis des articles à propos de ce qui se
passe dans la Syrie voisine ou dans le Kurdistan turc, je me dis que j’ai
encore de quoi ne pas me plaindre. »
Il est huit heures. Faire taire la
radio. Ou bien non, changer de chaîne. Mais la voix faussement enjouée d’une
radio pour « djeuns » devient très vite insupportable, elle et ses
réclames débiles. Il faut écouter de la musique. Mais ce matin, Mozart, le
grand Mozart, n’est d’aucune utilité. Il n’apaise rien, il ne chasse aucune
nuée. Les infos sont dans la tête, elles tournoient, elles poussent à allumer
la télévision en sachant qu’on n’y trouvera rien si ce n’est un plateau de
spécialistes convoqués à une heure matinale pour dire ce qu’ils sont censés
savoir d’un événement qui s’est déroulé à des milliers de kilomètres et dont,
en réalité, ils ignorent tout. Une chroniqueuse illustre quant à elle ce qu’est
en train de devenir la presse. Elle passe en revue les messages de 140 signes
qui foisonnent dans la twittospère. De la belle matière… Qu’aurait-on dit, il y
a encore dix ans, si une revue de presse avait repris les propos de Mr Gérard
au café ou de Madame Gertrude en son salon de coiffure ? Voilà donc l’affaire :
le monde est un vaste bruit. Les uns s’entretuent, les autres tapent sur des
casseroles et des médias sans imagination nous disent ce que les seconds disent
des premiers…
Huit heures quinze. Télévision
éteinte. Radio rallumée. Même le football est violence. Je serais dans le
studio, je proposerais aux auditeurs quelques plages de silence. Rien. Silence
total. A condition qu’ils en fassent de même. Une pause. Au lieu de ça,
j’écoute, sans grande résistance, une « coach de vie » expliquer son
métier. La dame se dit aussi « psycho-somato thérapeute » et « captatrice
d’énergie positive ». Je retrouverai sa trace quelques heures plus tard
dans une dépêche. Belle offensive de communication. Coach de vie… Après tout,
pourquoi pas ? Le monde lui-même et ceux qui le dirigent en ont peut être
besoin.
Le drame d’Orlando revient avec le
flash de huit heures trente. J’écoute, les déclarations embarrassées de celles
et ceux qui aimeraient bien exploiter cette tuerie sans avoir à prononcer les
mots qui devraient l’être : homophobie délirante, haine des homosexuels…
On apprendra quelques heures plus tard que le tueur fréquentait l’endroit.
« Taqqiya », la fameuse dissimulation, affirmera un professeur de
langue transformé par les événements et la médiocrité générale en grand
spécialiste du monde arabe et de tous ses « ismes ». A aucun moment la piste éventuelle d’un
crime homophobe commis par un homosexuel refoulé ne sera évoquée…
C’est le moment de sortir. Une autre
chronique radiophonique pour la route. D’habitude, c’est un moment d’humour
(pas celui de la Belge criarde qui officie sur Inter, je vous rassure). On tend
l’oreille. Expression d’un ras-le-bol. Et une proposition. Non pas une plage de
silence mais l’écoute d’une chanson des Beatles. Ah, les Beatles ! Il est
de bon ton dans les milieux branchés de dire qu’on leur préfère les Stones ou
je ne sais quel autre groupe. « De la guimauve » me dit un ami qui
concède tout de même quelques talents à feu John Lennon. Alors, oui, les
Beatles. Absolument. « Here comes the sun » pour commencer. Puis le
reste, toute la journée dans les écouteurs ou à travers l’écran. Cela ne changera
pas grand-chose mais cela aide à sortir dehors et à ne pas se recoucher pour
oublier ce monde qui tourne (trop) mal. Demain, il faudra sûrement trouver
autre chose. De la poésie, peut-être…
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