Le Quotidien d’Oran, jeudi 26 mai 2016
Akram Belkaïd, Paris
Il est des chroniques qui valent au présent écrivant un
courrier important. Celle de la semaine dernière à propos de la situation en
Tunisie en fait partie. Au-delà des prises de positions des uns et des autres,
positives à l’égard du texte ou l’inverse, plusieurs lecteurs m’ont demandé de
préciser la question de la justice transitionnelle. Il est vrai que j’ai employé
cette expression sans trop la détailler. Or, il me paraît après-coup, qu’elle
mérite quelques réflexions générales et des considérations plus précises quant
à l’Algérie.
Selon le sens habituel, « justice
transitionnelle » désigne la manière juridique (et autre) dont on gère les
conséquences d’une période de violence ou d’un régime autoritaire ou
dictatorial déchu. L’hypothèse de départ est donc que le pays ou la région
concernés sont sortis de cette période et qu’il s’agit à la fois de solder les
comptes du passé et de mettre en place de bonnes fondations pour assurer
l’avenir et empêcher le retour des heures sombres. A titre personnel, je trouve
l’expression « justice transitionnelle » peu satisfaisante tout comme ses
équivalents « justice de transition » et « justice en
transition ». En effet, cela ne rend pas suffisamment compte de la tâche
et de l’enjeu et cela donne à penser que c’est simplement une justice qui se
réduit à gérer l’inévitable période de transition qui suit la fin de la crise
ou la chute du régime. On pourra réfléchir à d’autres formulations mais là
n’est pas l’objet de cette chronique. Notons aussi, que la justice
transitionnelle imposée de l’extérieur (tribunal international) est souvent mal
vécue par les populations concernées et qu’elle commence à avoir mauvaise
presse dans les pays du Sud (cela changera peut-être le jour où un président
occidental y sera déféré…).
La justice transitionnelle se doit d’abord de faire la
lumière sur le passé et de punir les responsables des violences et des
atteintes aux droits de la personne humaine. Cela passe donc par
l’identification des coupables et par l’organisation de procès. Dans certains
cas, il est plus ou moins possible d’identifier les responsables et de les
traduire devant la justice. Cela vaut pour une junte militaire (Chili,
Argentine) ou un régime dictatorial (Tunisie). A l’inverse, il est plus
difficile de mener une justice transitionnelle quand on est en présence de
violences de masses impliquant des dizaines de milliers de personnes (cas du
génocide rwandais). On le voit, le premier problème qui se pose pour la justice
transitionnelle c’est la définition du périmètre de mise en cause. Un
tortionnaire, oui, mais quid de l’informateur, citoyen lambda obligé de jouer
le sycophante pour ne pas être lui-même avalé par la machine répressive ?
On pourra rétorquer que la justice transitionnelle se doit
d’avoir un impératif d’absolu. Or, rétorquent les spécialistes, cela entrerait
en contradiction avec l’un de ses objectifs majeurs qui consiste aussi à préparer
l’avenir en empêchant de nouvelles fractures. Et cette préparation signifie un
dosage délicat entre la punition et le pardon cela avec l’obligation de
proscrire tout type de vengeance (cette dernière étant presque toujours un
facteur de rechute). Quoi qu’il en soit, la justice transitionnelle passe donc
par la reconnaissance de la position centrale des victimes. Ces dernières ont
besoin que ce qui leur est arrivé soit reconnu officiellement et que la vérité
soit elle aussi publique. Souvent, cela prime sur d’autres considérations comme
la mise en place de réparations matérielles. Ainsi, le droit à la vérité et le
droit à la justice – autrement dit la condamnation des mises en cause – sont
susceptibles de primer sur le droit à la réparation.
Les victimes peuvent aussi vouloir être confrontées à leurs
bourreaux et exiger d’eux la reconnaissance publique de leurs crimes ainsi que
l’expression de regrets. Ajoutées à celles qui viennent d’être décrite plus
haut, ces motivations fondent la mise en place d’instances de type
« vérité et réconciliation » comme ce fut le cas en Afrique du sud.
Cette démarche peut toutefois ne pas atteindre ses objectifs et être
instrumentalisée pour vite passer à autre chose. Au Rwanda, les rescapés du génocide
ont pu entendre les coupables s’exprimer (mais pas toujours s’excuser). Il
reste que certains d’entre eux ont la sensation aujourd’hui que leurs droits
sont passés au second plan derrière l’impératif de paix et de reconstruction.
Venons-en aujourd’hui à l’Algérie et à ce qui a suivi la
« décennie noire » (1992-2002). En relisant ce qui précède, on voit
bien qu’il n’y a guère eu de justice transitionnelle. C’est peut-être parce que
l’un des acteurs de ce drame, autrement dit le système ou le pouvoir, est resté
en place. Il faudra donc attendre une alternance ou son profond remaniement
pour pouvoir revenir sur son rôle (sans avoir à tomber dans les polémiques
dilatoires du « qui tue qui »…). Mais on peut aussi relever que le
vainqueur de l’affrontement des années 1990, autrement dit le pouvoir, n’a même
pas pris soin d’enclencher la moindre démarche de justice transitionnelle.
Certes, il y a eu des lois, des amnisties et des condamnations. Mais quid des
victimes ? Réunis il y a quelques jours à Tunis pour un séminaire organisé
par le site OrientXXI à propos de la pratique du journalisme, des participants
ont d’ailleurs relevé que ces victimes n’ont toujours pas de dénomination
officielle contrairement aux martyrs de la révolution.
Décidée à passer à autre chose, l’Algérie du début des
années 2000 a fait l’économie d’une justice transitionnelle même à minima. Cela
explique, par exemple, pourquoi des « repentis » peuvent se pavaner
dans la rue en narguant certaines de leurs victimes. Cela explique aussi
pourquoi l’usage de la force et de l’arbitraire peut continuer à cibler
n’importe quel type d’opposition politique. Il n’y a donc pas eu de processus
de type « vérité et réconciliation » et il faut espérer que l’avenir
ne dira pas que ce fut une immense erreur…
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