Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

lundi 10 octobre 2016

La chronique du blédard : L’art et le rhizome

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 6 octobre 2016
Akram Belkaïd, Paris

La Gare du Nord et son parvis encombré de motos, de voyageurs pressés, de mendiants en tous genres, de filous, de quêteurs, de diseuses de bonne-aventure et, bien sûr, de chauffeurs Uber en maraude ou dans l’attente de leurs clients, feux de détresse allumés, indifférents aux protestations dues aux goulots d’étranglement qu’ils créent avec leurs amis taxieurs, livreurs et autres scooters. Un chaos quotidien, où feux rouges et sens interdits omniprésents résument ce qu’est Paris. Un immense ring, un bras de fer féroce entre une mairie qui veut bouter la voiture de l’autre côté du périphérique et des conducteurs décidés à ne pas lâcher l’affaire, embouteillages (y compris dominicaux !) ou pas.

Sur ce parvis, donc, une œuvre artistique. Installée il y a plus d’un an et remarquée par le présent chroniqueur douze mois plus tard malgré de fréquents passages dans le coin. Il s’agit d’une petite maison dont les formes fuyantes suggèrent qu’elle est en train de fondre. On s’approche, on lit la plaque et on apprend qu’elle représente un bâtiment en train de se liquéfier sous l’effet du réchauffement climatique. L’artiste, un argentin nommé Leandro Erlich, l’a baptisée « Maison fond ». On pense alors au fameux « notre maison brûle et nous regardons ailleurs » lancé par Jacques Chirac au sommet de la Terre en septembre 2002. Sur la Toile, on apprend d’ailleurs que l’œuvre en question s’inscrit dans une réflexion autour du legs au générations futures et intitulée « mes enfants ». Relevons au passage le jeu de mots : « Maison fond – mes enfants » (autrement dit, la même chose si l’on opte pour une prononciation chalghoumienne…).

Restons devant cette melting-house, et revenons à la plaque descriptive apposée par la mairie. Extrait qui motive cette chronique : « Comme une grande partie de l’œuvre de Leonardo Erlich, cette œuvre [on notera la répétition…, ndc*] résonne dans notre inconscient au travers d’un langage visuel onirique, et pointe du doigt un sujet de préoccupation urgent et actuel. » Bon… Voilà donc les clés pour écrire sur l’art : toujours utiliser les termes « langage », « onirique » et, surtout, « inconscient ». Vous ne captez rien à ce tabouret posé à l’envers sur une boite à chaussures ? N’ayez aucune crainte, c’est à votre inconscient que l’installation parle comme dans cette galerie du sixième arrondissement parisien où un bric-à-brac me rappelant la ferraille de Koléa, était décrit comme « un élan de suggestions contemporaines à l’opposé des escapades oniriques habituelles. »

Allons maintenant du côté des Invalides, dans le centre culturel d’un pays qui fait encore rêver nombre de Maghrébins mais aussi de jeunes français. Quatre ou cinq tableaux accrochés, monochromes, passant du noir au blanc. Les cadres, eux, sont fait de matériaux différents. On regarde, dubitatif, on s’en va, on revient en se disant que l’on a peut-être raté quelque chose. Lisons la présentation : « Le passage du blanc au noir, de la surface émaillée aux matériaux les plus humbles (ouate, caoutchouc, laine, coton), procède d’une entreprise rhizomale. Un inventeur de formes voit des formes partout. Il voit des formes et ces formes qu’il voit lui donnent des idées de formes [encore des répétitions…, ndc*]. Comme si l’œuvre se constituait au cours des jours, des mois, en se nourrissant d’elle-même. Non pas selon un principe autophage visant la destruction. Mais selon un mouvement sans fin d’auto-engendrement… »

Ya salam ! De l’auto-engendrement, de l’autophagie, du mouvement sans fin… Astuce vieille comme le monde : convoquer le vocabulaire d’autres disciplines et l’utiliser pour éblouir le béotien. A l’image de ces écrivains qui se sont emparés de la mécanique quantique pour se renouveler et dérouter lecteurs et critiques. Mais relisons le passage ci-dessus et repérons le mot magique, fondamental, celui qui ouvre la voie à toutes les prétentions artistiques et littéraires : le rhizome et ce qu’il (auto) engendre : les formes rhizomales. Qu’on se le dise, le rhizome est toujours à la mode. Les élèves de Melle Chabani (Collège Les Crêtes, Alger, 1976-1977) se souviennent sûrement de ce mot puisqu’il leur fut enjoint de constituer un herbier de plantes sans fleurs (fougères, scolopendres, lichens…) avec rhizomes complets. Les auditeurs, aujourd’hui âgés, de la Chaîne III, « la » radio algérienne, n’ont pas oublié le temps béni où, grâce à Djamal Amrani et ses « rhizomes magnétiques » la poésie était à l’honneur à une heure de bonne écoute.

Tout ce beau monde était loin de se douter que la racine en question constituait le cœur d’une théorie, celle de Gilles Deleuze et Felix Guattari, qu’il serait imprudent et présomptueux de résumer ici… Mentionnons néanmoins les premières lignes que l’encyclopédie en ligne Wikipedia consacre à ce sujet : « (…) il s'agit d'une mise en perspective horizontale, omnidirectionnelle et vivace, et non plus d'une élévation plus ou moins statique, perpendiculairement établie sur un modèle pyramidal ou strictement arborescent (sans dynamique interne, ainsi que dans un organigramme figé). » Bref, pour faire vite, c’est ce qui a inspiré l’autogestion et les villages socialistes algériens…

Outre le fait d’être l’obsession d’un président de jury de thèse neurasthénique, le rhizome est donc un terme clé pour évoquer une œuvre. D’ailleurs, l’auteur de ces lignes prépare une installation temporaire (autre concept-clé) faite d’emballages de Gloria, d’Atlassienne, de Cobiscal et d’Adrar autrement dit « des vestiges consuméristes qui témoignent de l’existence d’une société autophage, peu encline à l’échappée onirique, rétive au langage asymétrique mais victime d’un ordre politique peu enclin à tolérer les épanouissements rhizomaux… » Sûr, qu’elle parlera à tous les inconscients !

(*) note du chroniqueur
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1 commentaire:

Anonyme a dit…

Attention à l'avant dernier paragraphe, deux petites fautes qui gâchent un peu votre belle prose:
"Tout ce beau monDe était loin de SE douter que la racine en question.."

Du reste, souvent devant une œuvre d'art, comme dans votre chronique, le perplexe le dispute à l'incompréhension.. Difficile parfois de démêler le vrai du faux..