Le Quotidien d’Oran, jeudi 18 mai 2017
Akram Belkaïd, Paris
Expliquons d’emblée ce néologisme que nous proposons
pour décrire la situation actuelle de nombreux pays arabes. Dimouqtatouriya, donc (ديموقتاترية). Quèsaco ? C’est une adaptation,
en arabe, du mot démocrature, un terme
inventé par l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano en 1992 pour décrire les
« démocraties imparfaites » ou autoritaristes d’Amérique du sud. Le
choix de ce mot n’est pas anodin. Comme l’a expliqué récemment le politiste
Hasni Abidi devant un parterre de journalistes libyens réunis à Tunis (1),
celles et ceux que la situation du monde arabe désespère et incite au « ça
ne changera jamais »-isme feraient mieux d’étudier l’évolution de pays
comme le Brésil, l’Argentine ou même, et comme le montrent les évènements
récents, le Venezuela. Deux pas en avant en matière de transition, un pas en
arrière : rien n’est jamais garanti, tout est combat, processus, mobilisations,
luttes, progression puis régression et ainsi de suite.
Evoquer la dimouqtatouriya
est un réflexe immédiat quand il s’agit de s’interroger à propos du système
politique qui convient le mieux au monde arabe. La question, aussi théorique et
générale soit-elle, est d’actualité. De fait, personne ne nie aujourd’hui que
l’espérance née des bouleversements de 2011 s’est dissipée. Les guerres civiles
syrienne et yéménite, le chaos libyen sans oublier le retour à l’ordre musclé
égyptien ont eu raison du « printemps arabe » et nombre de
spécialistes n’hésitent pas à évoquer une régression profonde, et durable, en
matière de libertés individuelles et de respect des droits humains. Une
régression que seule l’expérience de transition politique de la Tunisie permet
– encore - de relativiser même si cette dernière demeure fragile (2).
Face aux incertitudes du moment, nées de la crise
économique et de la dégradation de la situation sécuritaire, nombreux sont les
citoyens arabes qui ne cachent plus leur nostalgie vis-à-vis des systèmes
déchus. Même en Tunisie, l’homme de la rue s’impatiente et avoue sans peine
regretter le régime de Zine el-Abidine Ben Ali pour ce qu’il procurait comme
sécurité, comme garantie minimale en matière de bien-être social et économique
(c’est d’ailleurs quand il a été de moins en moins capable de le faire que son
sort a basculé). Parfois, le sentiment est ambigu. On ne regrette pas le
dictateur, qu’il s’agisse de Ben Ali ou de Mouammar Kadhafi en Libye, mais on
estime que la transition n’est pas à la hauteur des attentes et que la
révolution a été trahie.
Du coup, on assiste au retour en force du discours
bienveillant sur les « régimes forts » et la Russie de Poutine ou bien
encore la Turquie d’Erdogan font figure d’exemples à suivre. Dans les discours
laudateurs à l’égard de la dimouqtatouriya,
on ressent bien l’exigence d’ordre au détriment d’une transformation politique
jugée aventureuse. L’épuisement est tel que l’on est prêt à sacrifier une
partie de ses libertés, fussent-elles minimes, pour un peu de tranquillité. Rappelons
néanmoins ces mots célèbres attribués à Benjamin Franklin, l’un des
« pères fondateurs » des Etats Unis d’Amérique : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de
liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par
perdre les deux. »
Car, le problème dans cette affaire, c’est que l’on
oublie trop vite que les désordres actuels sont la conséquence directe d’une
impréparation à la transition démocratique. Dans des pays sans institutions
solides, la chute du régime dictatorial signifie le désordre sur une longue
période. Faire le choix de la démocrature,
c’est donc aussi revenir (ou rester) au point zéro. C’est mettre en branle (ou
consolider) un processus de stagnation-régression dont la remise en cause – car
elle finit toujours par advenir – produira des effets pires.
La solution ? Des réformes permanentes
fussent-elles à pas comptés. Une négociation continue entre les pouvoirs en
place et les oppositions sans oublier les sociétés civiles. Et s’il n’y a pas
de négociations, il faut des pressions de la part de l’opposition et de la
société civile. Bien sûr, la réponse des pouvoirs en place est soit la violence
soit le mépris quand la contestation est jugée indolore ou bégnine. Là aussi,
l’exemple vient de Tunisie ou d’Amérique du sud si l’on prend juste le temps
d’accepter le fait que les luttes pour l’émancipation sont universelles et que
la singularité des situations n’empêche pas des recoupements et des
comparaisons. Dans la Tunisie de Ben Ali, les syndicats ferraillaient sans
cesse contre le régime. Des avocats aussi. Des militants des droits de l’homme.
Dans l’Argentine des généraux, c’était aussi le cas et c’était même bien plus
dangereux.
Dans une chronique précédente, je rappelais qu’une
révolution est bélier qui surgit quand tout est bloqué (3). La révolution fait
table rase du passé mais elle peut mal tourner. Les Syriens en savent quelque
chose. En Algérie, celles et ceux qui essaient encore de faire de la politique
en s’opposant, par des moyens légaux et pacifiques, au régime sont à louer car
ils savent que le recours à la violence est la pire chose à tenter et que, à
l’inverse, la résignation prépare le lit du chaos et du nihilisme. Certes, ils
se heurtent à un mur de pierres. Certes, on peut les accuser, quand ils
participent aux élections, de donner une légitimité à la dimouqtatouriya. Mais à y regarder de près, ils ont plus de mérite
que les adeptes du clicktivisme,
c’est-à-dire celles et ceux qui manifestent avec leurs claviers d’ordinateurs
via les réseaux sociaux d’Internet, et qui en restent là, agitateurs virtuels
dans un monde réel.
(1) Programme CFI-HIWAR, Tunis, 1er mai
2017.
(2) Lire « Nuages
sur la Tunisie », Horizons arabes, Les blogs du Diplo, 14 mai 2017.
(3) « Relire
la révolution de Février », Le
Quotidien d’Oran, jeudi 02 mars 2017.
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