Lignes quotidiennes

Lignes quotidiennes
Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 21 mai 2017

La chronique du blédard : Dimouqtatouriya - ديموقتاترية

_
Le Quotidien d’Oran, jeudi 18 mai 2017
Akram Belkaïd, Paris

Expliquons d’emblée ce néologisme que nous proposons pour décrire la situation actuelle de nombreux pays arabes. Dimouqtatouriya, donc (ديموقتاترية). Quèsaco ? C’est une adaptation, en arabe, du mot démocrature, un terme inventé par l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano en 1992 pour décrire les « démocraties imparfaites » ou autoritaristes d’Amérique du sud. Le choix de ce mot n’est pas anodin. Comme l’a expliqué récemment le politiste Hasni Abidi devant un parterre de journalistes libyens réunis à Tunis (1), celles et ceux que la situation du monde arabe désespère et incite au « ça ne changera jamais »-isme feraient mieux d’étudier l’évolution de pays comme le Brésil, l’Argentine ou même, et comme le montrent les évènements récents, le Venezuela. Deux pas en avant en matière de transition, un pas en arrière : rien n’est jamais garanti, tout est combat, processus, mobilisations, luttes, progression puis régression et ainsi de suite.

Evoquer la dimouqtatouriya est un réflexe immédiat quand il s’agit de s’interroger à propos du système politique qui convient le mieux au monde arabe. La question, aussi théorique et générale soit-elle, est d’actualité. De fait, personne ne nie aujourd’hui que l’espérance née des bouleversements de 2011 s’est dissipée. Les guerres civiles syrienne et yéménite, le chaos libyen sans oublier le retour à l’ordre musclé égyptien ont eu raison du « printemps arabe » et nombre de spécialistes n’hésitent pas à évoquer une régression profonde, et durable, en matière de libertés individuelles et de respect des droits humains. Une régression que seule l’expérience de transition politique de la Tunisie permet – encore - de relativiser même si cette dernière demeure fragile (2).

Face aux incertitudes du moment, nées de la crise économique et de la dégradation de la situation sécuritaire, nombreux sont les citoyens arabes qui ne cachent plus leur nostalgie vis-à-vis des systèmes déchus. Même en Tunisie, l’homme de la rue s’impatiente et avoue sans peine regretter le régime de Zine el-Abidine Ben Ali pour ce qu’il procurait comme sécurité, comme garantie minimale en matière de bien-être social et économique (c’est d’ailleurs quand il a été de moins en moins capable de le faire que son sort a basculé). Parfois, le sentiment est ambigu. On ne regrette pas le dictateur, qu’il s’agisse de Ben Ali ou de Mouammar Kadhafi en Libye, mais on estime que la transition n’est pas à la hauteur des attentes et que la révolution a été trahie.

Du coup, on assiste au retour en force du discours bienveillant sur les « régimes forts » et la Russie de Poutine ou bien encore la Turquie d’Erdogan font figure d’exemples à suivre. Dans les discours laudateurs à l’égard de la dimouqtatouriya, on ressent bien l’exigence d’ordre au détriment d’une transformation politique jugée aventureuse. L’épuisement est tel que l’on est prêt à sacrifier une partie de ses libertés, fussent-elles minimes, pour un peu de tranquillité. Rappelons néanmoins ces mots célèbres attribués à Benjamin Franklin, l’un des « pères fondateurs » des Etats Unis d’Amérique : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux. »

Car, le problème dans cette affaire, c’est que l’on oublie trop vite que les désordres actuels sont la conséquence directe d’une impréparation à la transition démocratique. Dans des pays sans institutions solides, la chute du régime dictatorial signifie le désordre sur une longue période. Faire le choix de la démocrature, c’est donc aussi revenir (ou rester) au point zéro. C’est mettre en branle (ou consolider) un processus de stagnation-régression dont la remise en cause – car elle finit toujours par advenir – produira des effets pires.

La solution ? Des réformes permanentes fussent-elles à pas comptés. Une négociation continue entre les pouvoirs en place et les oppositions sans oublier les sociétés civiles. Et s’il n’y a pas de négociations, il faut des pressions de la part de l’opposition et de la société civile. Bien sûr, la réponse des pouvoirs en place est soit la violence soit le mépris quand la contestation est jugée indolore ou bégnine. Là aussi, l’exemple vient de Tunisie ou d’Amérique du sud si l’on prend juste le temps d’accepter le fait que les luttes pour l’émancipation sont universelles et que la singularité des situations n’empêche pas des recoupements et des comparaisons. Dans la Tunisie de Ben Ali, les syndicats ferraillaient sans cesse contre le régime. Des avocats aussi. Des militants des droits de l’homme. Dans l’Argentine des généraux, c’était aussi le cas et c’était même bien plus dangereux.

Dans une chronique précédente, je rappelais qu’une révolution est bélier qui surgit quand tout est bloqué (3). La révolution fait table rase du passé mais elle peut mal tourner. Les Syriens en savent quelque chose. En Algérie, celles et ceux qui essaient encore de faire de la politique en s’opposant, par des moyens légaux et pacifiques, au régime sont à louer car ils savent que le recours à la violence est la pire chose à tenter et que, à l’inverse, la résignation prépare le lit du chaos et du nihilisme. Certes, ils se heurtent à un mur de pierres. Certes, on peut les accuser, quand ils participent aux élections, de donner une légitimité à la dimouqtatouriya. Mais à y regarder de près, ils ont plus de mérite que les adeptes du clicktivisme, c’est-à-dire celles et ceux qui manifestent avec leurs claviers d’ordinateurs via les réseaux sociaux d’Internet, et qui en restent là, agitateurs virtuels dans un monde réel.

(1) Programme CFI-HIWAR, Tunis, 1er mai 2017.
(2) Lire « Nuages sur la Tunisie », Horizons arabes, Les blogs du Diplo, 14 mai 2017.

(3) « Relire la révolution de Février », Le Quotidien d’Oran, jeudi 02 mars 2017.
_

Aucun commentaire: