Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 5 mai 2017

La chronique du blédard : Bergson, loi de Murphy et second tour

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 4 mai 2017
Akram Belkaïd, Paris

Tic, tac, tic, tac… Dans quelques jours, dans quelques heures, le second tour de l’élection présidentielle française va avoir lieu. A qui la victoire ? A Emmanuel Macron ou à Marine Le Pen ? Posons la question autrement. Le sursis ou la catastrophe ? J’ai pris position la semaine dernière pour un vote en faveur du premier, je n’y reviendrai donc pas si ce n’est pour dire qu’il me sera impossible d’oublier ce qui s’est déroulé cette semaine. J’ai bien pris note du « rien à foutre de vos peurs » adressé par une partie de la gauche à celles et ceux, notamment membres des minorités, qu’elles soient visibles ou non, pris par l’angoisse d’une victoire de la seconde. Quel que soit le résultat de dimanche, cette désinvolture égoïste et quelque peu méprisante, ce peu me chaut, laisseront des traces et pas simplement dans la perspective des élections législatives de juin prochain. No perdonamos

Parlons plutôt de la catastrophe qui menace. Certains balayent son imminence avec assurance et même suffisance. Impossible, est le terme qui revient en boucle. Impossible… Il était aussi impossible que Donald Trump l’emporte aux Etats Unis ou que le Titanic coule. En réalité, la certitude, surtout quand elle est affirmée haut et fort, que la catastrophe ne peut pas advenir est le premier pas vers sa réalisation. Oh, point d’alarmisme forcené ici, juste quelques lectures et quelques enseignements passés. Je pense notamment à un livre de Jean-Pierre Dupuy, un essai intitulé « Pour un catastrophisme éclairé, quand l’impossible est certain » (*). La catastrophe… On n’y croit pas, on se trouve mille et une raisons pour se dire qu’elle ne viendra jamais mais elle finit parfois, heureusement pas toujours, par survenir. Et le pire ennemi de l’être humain dans ce genre de circonstances, c’est son refus du doute.

Parlons aussi de la loi de Murphy. On la cite souvent, on lui fait dire beaucoup de choses à propos des choses qui tournent mal mais il convient ici d’en préciser les termes. On la doit à Edward A. Murphy, ingénieur américain dont un essai en laboratoire tourna mal en raison de mauvais branchements réalisés par un technicien. Il en tira la conclusion selon laquelle toute possibilité de mauvais fonctionnement débouche sur un mauvais fonctionnement. C’est l’une des premières leçons qu’un ingénieur de conception ou de maintenance aéronautiques apprend. Concevez une pièce de façon à ce qu’elle puisse être montée d’une bonne manière ou d’une mauvaise manière, il se trouvera toujours quelqu’un pour mal la monter et provoquer, au mieux, une panne. En clair, il faut que la conception s’arrange pour qu’il n’y ait qu’une seule possibilité de montage : la bonne.

Attention, il ne s’agit pas de confondre « The Murphy’s law » avec ladite loi de « l’emmerdement maximum » illustrée par la fameuse tartine beurrée qui tombe toujours du mauvais côté. On parle ici d’une évaluation rationnelle pas de fatalisme. Ne pas se dire systématiquement que le pire est toujours possible mais simplement se poser la question suivante : Y a-t-il, dans un système donné, un facteur de risque qui peut mener à ce que personne ne souhaite ? Contrairement à certaines certitudes qui s’expriment haut et fort depuis le dimanche 23 avril, le second tour n’est pas « Murphy-compatible ». Ce scrutin peut mal se finir parce qu’il existe nombre de raisons qui peuvent mener à cela. D’abord, le vote caché pour le Front national. C’est une donnée dont l’importance croit de concert avec l’essor de ce parti depuis sa création. Ensuite, il y a l’abstention « naturelle ». Organiser le second tour de la présidentielle durant un week-end avec un pont (celui du lundi 8 mai) va à l’encontre du respect de la loi de Murphy. Enfin, il y a l’abstention « volontaire », celle qui se revendique du « ni-ni » impérieux et sur laquelle nous n’allons pas nous attarder étant fatigués des vitupérations de nombre d’atrabilaires bien fidèles en cela à leur grand zaïm. Quelques milliers de voix perdues par-ci, quelques dizaines de milliers par-là, et le mauvais tour est joué.

Mais revenons à Jean-Pierre Dupuy dont l’ouvrage cité s’inspire, entre-autres, des travaux d’Henry Bergson (1859-1941). Avant le premier conflit mondial, ce dernier estimait qu’il était à la fois « probable et impossible ». Et voici ce qu’écrivait le philosophe français, après-coup, à propos du déclenchement de la guerre en 1914 et cela en ayant en tête l’idée que l’humanité forgeait son propre destin apocalyptique : « Malgré mon bouleversement, et bien qu'une guerre, même victorieuse, m'apparût comme une catastrophe, j'éprouvais [...] un sentiment d'admiration pour la facilité avec laquelle s'était effectué le passage de l'abstrait au concret : qui aurait cru qu'une éventualité aussi formidable pût faire son entrée dans le réel avec aussi peu d'embarras ? Cette impression de simplicité dominait tout. »  

Bien sûr, l’éventuelle élection de Marine Le Pen n’a rien à voir pour le déclenchement d’une boucherie planétaire. Mais que l’on réfléchisse un peu à son caractère (aléatoire) d’impossibilité et que l’on essaie, pour quelques secondes au moins si l’on fait partie des incrédules, d’imaginer le glissement de cette hypothèse jugée improbable vers le réel. De l’abstrait au concret


(*) Seuil, Paris, 2002.
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3 commentaires:

Anonyme a dit…

http://akram-belkaid.blogspot.fr/2014/03/la-chronique-du-bledard-monologue-de.html

Akram Belkaïd a dit…

Je devrais commencer toutes mes chroniques "monologue" par l'avertissement habituel : "je, est un autre"

Myriam K a dit…

Il y a un facteur de risque et il est élevé mais dans cinq années il n'y aura même plus le doute, le FN passera sauf divine surprise durant ce mandat et ça... j'en doute