Le Quotidien d’Oran, jeudi 25 octobre 2018
Akram Belkaïd, Paris
On l’appelle l’« album blanc » (The White Album) ou encore le
« double-blanc » (couleur de la pochette du vinyle) mais son vrai nom,
c’est juste The Beatles. Vous allez
beaucoup en entendre parler durant les prochaines semaines. Cinquante ans,
c’est effectivement un bel anniversaire, l’occasion d’une promo façon pilonnage
intensif car, pour les maisons de disque, c’est le moment ou jamais de sortir
des morceaux inconnus, de nouvelles compilations, des pistes
« remasterisées » et, surtout, surtout, des rééditions « Super
Deluxe », « max-mix », « remix et supermix »... Bref,
chers fans préparez les flouss car le
tiroir-caisse va fonctionner à plein tubes. Alors, en attendant le déferlement,
prenons juste le temps de parler de l’album et de ses trente chansons (trente
et une en fait, mais on y reviendra la semaine prochaine car cette déjà longue
chronique est livrée en deux parties).
Concernant les Beatles et, comme disent les ados, pour faire genre, il y a toujours deux ritournelles snobinardes qui assaillent celui qui avoue sa passion pour la musique des quatre de Liverpool. Il y a ceux qui, comme Eric Zemmour (si, si), clament leur préférence pour les Rolling Stones, vous assignant ainsi à un rang musical inférieur. Cinquante ans que ça dure… Et puis, il y a les fanas des scarabées qui vous parleront des heures et des heures de « Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band », l’œuvre « géniale et la plus aboutie », le « meilleur album de tous les temps », le « pilier indestructible » de la culture populaire occidentalo-mondialisée. En clair, « la réussite absolue » des Beatles. Il y a du vrai dans ce qui précède mais que l’on me permette de dire que, pour ma apple, le « blanc » a quelque chose de plus (et c’est pourquoi je ne vous ai pas infligé de chronique en juin 2017 à propos de Sgt. Pepper’s). Vive donc le White ! Pour ce neuvième album de leur carrière, et après leurs expérimentations diverses, compliquées et massives produites pour le Sgt. Pepper's, les Beatles reviennent à un son et à des arrangements plus simples, plus rock avec moins de chichi symphono-psychédélique. The Beatles, les vrais…
Petit flash-back. Printemps 1968, le groupe se retrouve dans
le nord de l’Inde, non loin des rives du Gange, dans l’ashram du Maharishi
Mahesh Yogi. A l’initiative de George Harrison qui est en pleine quête
spirituelle, les quatre garçons dans le vent s’initient aux mystères de la
méditation transcendantale. Ils ne sont pas seuls dans cet endroit plus ou
moins austère où chacun occupe un bungalow. Parmi les autres vedettes, il y
Mike Love, membre des Beach Boys, le chanteur Donovan et l’actrice Mia Farrow.
Tout ce beau (et très riche…) monde suit donc les enseignements du Maharishi
Mahesh Yogi, le fondateur du mouvement de la dite méditation. C’est ce séjour
et ses péripéties qui alimentent l’essentiel des textes de l’album blanc
enregistré à Londres durant l’été et une partie de l’automne 1968.
Le premier disque du double-album commence par le meilleur
du meilleur. « Back in
U.S.S.R ». Retour en URSS. Du rock, du vrai. Un bruit de tuyères, les
belles ukrainiennes, la BOAC (British Overseas Airways Corporation) aujourd’hui
disparue tout comme l’URSS d’ailleurs, et de l’ironie puisque la chanson
imagine un Russe heureux de rentrer chez lui (on est encore en pleine guerre
froide). La chanson, à l’opposé du « Back in the USA » de Chuck
Berry, provoqua la colère de quelques politiciens américains qui y virent un
plaidoyer procommuniste. Un riff d’anthologie. Le morceau est aussi l’occasion
pour Paul McCartney de montrer toute l’étendue de son talent musical. Outre la
basse, il est aussi à la batterie remplaçant Ringo Starr parti bouder en
Sardaigne dans le jardin sous-marin d’un poulpe (à son retour, raconte la geste
beatlesienne, il trouvera des pétales de fleurs sur ses caisses).
Vient ensuite « Dear
Prudence ». Prudence, c’est la sœur de Mia Farrow. Méditant jour et
matin, désireuse d’atteindre la révélation cosmique au plus vite, elle ne
sortait pas de son bungalow malgré les efforts de Paul McCartney et John Lennon
tous deux effrayés à l’idée qu’elle puisse y mourir d’inanition. Cette chanson
est donc celle qu’il faut chanter aux casaniers, à celles et ceux qui aiment
leur Chez Soi et rechignent à faire
la promotion de leur livre. Poursuivons avec « Glass Onion », un rock très années 60’s, de ceux qui se
dansaient en gigotant le corps de l’avant vers l’arrière, les bras pendulant en
alternance. Une belle farce que cette chanson. John Lennon balance des phrases
qui ne veulent rien dire, faisant aussi référence à des chansons qui existent
déjà – dont « The Fool on the Hill ». Il sait, le coquin, que les
fans, les journalistes et les chercheurs vont passer des décennies à essayer de
décrypter le message. Et que les dingues qui sont persuadés que Paul McCartney
est mort et remplacé par un sosie vont y traquer la confirmation de cette croyance
urbaine.
On dit aussi que c’est une chanson où John Lennon tend la
main à McCartney, car les deux amis d’enfance ne s’entendent plus, le groupe
étant d’ailleurs au bord de l’implosion. De fait, l’album blanc, c’est ça
aussi. Une œuvre composée sur le fil du rasoir, avec des artistes qui se
parlent à peine, qui enregistrent leurs pistes dans des studios séparés et qui,
pour trois d’entre eux (McCartney, Starr et Harrison) se demandent pourquoi
Yoko Ono, l’« artiste » japonaise devenue depuis peu la nouvelle
compagne de Lennon, est présente en permanence (et pourquoi elle ramène sa
fraise sans que personne, à part John, ne le lui demande…).
« Ob-la-di,
ob-la-da » est une ballade gentillette de celles que McCartney s’est
fait une spécialité de composer (souvent au détriment de sa réputation
d’excellent auteur). De cette chanson, Lennon dira, avec son tact habituel,
qu’il s’agit d’« une merde pour
grand-mère ». Ob-la-di, ob-la-da était une expression sans cesse
répétée par Jimmy Scott, un musicien nigérian. Elle signifiait en yoruba
« ainsi va la vie » ou bien encore « la vie continue ». Pour
ce qui est de la rémunération de cette contribution, les versions divergent car
on ne sait pas très bien si Scott a reçu un chèque de McCartney pour cette appropriation
musicale. Sinon, pour l’anecdote, j’ai souvenir d’écoliers tunisiens reprenant cette
chanson avec des paroles un peu différentes : « ya bladi, ya
blada » (ô pays, ô bêtise). C’était sous Ben Ali, et cette transgression
ne manquait pas de courage.
Je n’ai rien à dire sur l’étrange intermède « Wild Honey Pie » et passons
tout de suite à une petite merveille très peu connue : « The continuing story of Bungalow
Bill ». Revenons à l’ashram. Outre les Beatles et les autres vedettes,
il y a aussi une riche américaine accompagnée par Richard Cooke, son fils d’une
vingtaine d’année. Maman et fiston, clientèle très prisée par le Maharishi
Mahesh Yogi, apprennent donc à répéter en boucle le mantra. Mais un jour, ils partent
chasser dans la jungle à dos d’éléphant et Richard y tue un tigre. De quoi
indigner Lennon qui écrit une chanson moqueuse et féroce pour louer les
exploits de celui qui après « avoir
cherché Dieu s’en est allé tuer une pauvre bête qui ne lui avait rien
fait ». Le sarcasme est présent dans tous les couplets, c’est toute la
puissance caustique de Lennon qui est déployée dans ce qui ressemble parfois à
une chanson de chorale d’école entonnée dans la joie et la bonne humeur d’une
fête de fin d’année. Tendez-bien l’oreille en l’écoutant. Yoko Ono y prononce
quelques mots (censés être ceux de la maman du tueur-méditant). C’est le seul
et unique morceau des Beatles où chante une voix féminine. On ajoutera, pour
finir, que « The continuing… » pourrait devenir l’hymne des militants
opposés à la chasse. Cela permettrait de se moquer des abrutis qui, septembre
venu, chevrotinent allègrement la faune et quelques êtres humains au passage. Trois,
quatre, couplet et tous les enfants chantent : Hé, Tarasducon, qu’as-tu tué aujourd’hui ? Hey up !
Un autre morceau d’envergure est « While my Guitar Gently Weeps ». Au chant et à
l’écriture, George Harrison. A l’intro, au piano, Paul McCartney. Harrison
s’est inspiré du Yi Jing, philosophie qui exclut l’idée du hasard et pour qui
tout est lié, pour écrire ce morceau. Prendre des mots ici et là et leur
trouver un lien. A la guitare, un invité de marque : Eric Clapton. Sa
présence, disent les nombreuses exégèses, contribua à calmer les tensions au
sein du groupe pendant l’enregistrement. Sinon, avis aux amateurs, sur
internet, circule depuis la mi-octobre une autre version studio de cette
chanson culte (Harrisson à la guitare et McCartney qui s’essaie à l’harmonium).
Passons (trop) rapidement sur « Happiness
is a warm gun » (belle chanson émouvante et très étonnante aux rythmes multiples où Lennon
multiplie les allusions à la drogue) et « Martha
my dear » (une macartenerie
où Paul dit à son ex, Jane Asher, qu’il ne l’oublie pas) pour arriver à « I’m so tired ». Fatigué par
la méditation transcendantale, John Lennon l’est vraiment. L’ascétisme, ça va
bien quelques jours pour lui mais le manque fait son travail de sape. Surtout,
internet et Facebook n’ayant pas encore été inventés, John, qui n’a pas encore
divorcé de Cynthia Lennon, ne cesse de se languir de Yoko Ono restée à Londres (pour
écumer les vernissages).
« Blackbird »
qui suit est un morceau politique qui rend hommage à Angela Davis et à la lutte
des Noirs américains pour leurs droits civiques. Bien sûr, ce n’est pas du
texte direct. Davis n’est pas mentionnée de manière explicite. Comme toujours,
McCartney préfère l’allusion (il ne dérogera qu’une seule fois à cette règle au
début des années 1970 en prenant clairement position contre la présence
militaire anglaise en Irlande du nord). Passons maintenant à « Piggies » où George
Harrisson se moque de l’establishment, des snobinards qui peuplent la bonne société
londonienne (nul doute qu’il en aurait fait de même avec les bobos mangeurs de graines
mais c’est une autre histoire). Ce morceau fait partie de la liste des chansons
aux conséquences tragiques car Charles Manson, le « gourou »
responsable de la mort de Sharon Tate, l’épouse de Roman Polanski, y vit un
appel au meurtre.
« Rocky Raccoon »
est une chanson folk de McCartney qui aurait pu figurer dans la bande originale
d’un western de série B et, après l’avoir (vite) écoutée, on arrive au
délicieux « Don’t pass me by »
de Ringo Starr aka Sir Richard Starkey. Imaginez un peu. Vous êtes le batteur
du groupe le plus célèbre au monde. Mais John et Paul, les deux génies de la
bande, ne vous laissent rien faire en matière de composition. A chaque nouvel
enregistrement d’album, vous essayez de placer une chanson de votre cru mais en
vain. Et puis, un jour, vient enfin l’occasion d’en fourguer une. « Don’t
pass me by » est en gros un message subliminal pour dire ne m’ignorez pas…
Résultat mitigé puisqu’en dix ans, seuls trois morceaux de Ringo Starr seront ainsi
retenus dans la discographie des Beatles. Arrive ensuite « Why don’t
we do it in the road ». Assis sur le toit de son bungalow
(toujours dans l’ashram), McCartney observe des singes qui « zikzikent »
sans honte ni retenue et se demande ainsi pourquoi les êtres humains ne
feraient pas la même chose. Sur le plan musical, le morceau est pionnier, on
dirait presque du métal. Le gentil Paul y montre qu’il peut, lui aussi, dire
des cochonneries et jouer au rocker vrai de vrai. Mais il se calme très vite
dans la chanson qui suit avec « I
will » ode un peu mièvre à l’adresse de Linda Eastman, sa future femme
dont il faut dire et redire que, contrairement à une solide croyance, elle
n’avait rien à voir avec la famille propriétaire de la marque Kodak.
Le premier volet du Blanc
se termine avec une pépite sous forme de ballade tranquille. Dans « Julia », John Lennon évoque
sa mère disparue, fait quelques allusions à Yoko Ono et laisse planer une
impression tenace de mélancolie voire de désenchantement. Le dur, le méchant de
la bande, l’artiste intraitable, montre ainsi qu’il peut être différent dans
une sorte d’inversion des rôles avec le « gentil » McCartney. « Julia »
est un morceau qui annonce ses futures compositions en solo (Imagine, Woman, etc.).
(À suivre…, la semaine prochaine, je vous apprendrai, entre autres, comment gagner des paris grâce à une chanson particulière des Beatles)
P.S : spéciale dédicace à Lyes Ziour et remerciements
spéciaux à Mehdi Arafa.
_
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire