Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

lundi 19 mars 2012

La chronique du blédard : Les Algériens privés de leur mémoire

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Diffusé dimanche soir  sur France 2, le film-documentaire «Guerre d'Algérie, la déchirure» a réuni près de trois millions et demi de téléspectateurs en France (*). Un chiffre modeste au regard d'autres audiences mais qui démontre tout de même qu'il existe une demande du savoir et du mieux comprendre en ce qui concerne la période coloniale et la guerre d'indépendance algérienne. Il faut dire, et je l'ai déjà relevé dans une chronique précédente, que le passé algérien de la France est actuellement à la une de l'actualité culturelle hexagonale. Il suffit de se rendre dans une librairie pour s'en rendre compte. La production livresque que l'on y découvre donne le tournis et l'on ne sait quoi acheter ni quoi lire. 

 Le film a aussi été très suivi en Algérie et au Maghreb. Peut-être même plus qu'en France mais en l'absence de statistiques, il est difficile de se faire une idée précise de son audience exacte. Une chose est sûre. A lire la presse et à parcourir la blogosphère et les réseaux sociaux, on peut dire que l'accueil a été plus que mitigé. Certes, quelques Algériens y ont vu une volonté manifeste d'équilibre et d'objectivité du document. D'autres, plus nombreux, ont tout de même accusé France 2 de parti pris pro-Algérie française, voire de révisionnisme pro-colonial. Il faut dire qu'il est difficile de contenter deux parties toujours tentées par la crispation et la revendication de son bon droit. C'est ce qu'a d'ailleurs montré le débat - à la qualité inégale - qui a suivi la projection même si on peut aussi saluer le fait qu'il a été courtois pour ne pas dire cordial. 

 Pour ma part, et au-delà de la grande attention avec laquelle j'ai regardé ce film, je n'ai pas pu m'empêcher de penser que là aussi, comme dans tant d'autres productions audiovisuelles, le FLN et le mouvement nationaliste en étaient les grands absents. Que l'on me comprenne bien. Il ne s'agit pas d'une critique. «Guerre d'Algérie, la déchirure» n'avait pas vocation à raconter toute la guerre, entreprise impossible même lorsqu'on dispose de 180 minutes de temps. Réalisé en France pour un public et des diffuseurs français, on ne peut exiger qu'il réponde à une attente strictement algérienne et qu'il comble une frustration qui, pour moi, est grandissante. 

 Bien sûr, il faut relever le fait que nous avons eu droit à des archives inédites comme ces images de Krim Belkacem au milieu des djounoud ou, plus important encore, celles de Messali Hadj dont je dois avouer que c'est la première fois que j'entends la voix (!). Mais il n'empêche. Il reste encore des questions, des attentes, des envies d'éclaircissements qui concernent la geste révolutionnaire algérienne. Bien entendu, il ne s'agit pas de nier l'importance de l'aspect franco-français de la Guerre d'Algérie. L'agonie de la Quatrième République, l'avènement de la Cinquième. Le retour ourdi – comme un complot car le général a bel et bien manœuvré dans l'ombre – de Charles de Gaulle, la montée en puissance de l'OAS, ses réseaux et ses complicités, les déchirements de la droite française, la mauvaise conscience de la gauche (ah, le rôle si longtemps occulté de Mitterrand…), tout cela est fondamental et doit interpeller les jeunes générations en France. 

 Mais nous autres Algériens, il nous reste tant de questions sans réponses. Et nous attendons encore les documentaires, les films, les enquêtes et les livres qui nous en donneront quelques-unes. Comment vivait-on dans les maquis ? Comment y montait-on ? Comment étaient organisés les réseaux de soutien ? Comment les armes arrivaient-elles ? Comment, tout simplement, a été préparée l'insurrection du 1er novembre 1954 ? Surtout, comment a été organisée celle du 20 août 1955 dont on comprend bien qu'elle a été vitale pour la suite des événements ? On aimerait entendre des témoignages, lire des analyses, prendre conscience des enjeux, des rivalités et des divisions car il est temps de sortir de l'image manichéenne imposée par plusieurs décennies d'histoire officielle. Quelles étaient les relations entre les wilayas et l'extérieur ? Quelles furent les raisons des combats fratricides ? Est-il vrai que des maquis non-FLN se battaient eux aussi contre l'armée française ? Il y a tant de choses à raconter, à éclaircir et à découvrir. Que se passait-il au Caire ? Pourquoi le GPRA s'est-il installé en Tunisie et dans quelles conditions ? A quel moment le clan d'Oujda a-t-il commencé à tirer les ficelles ? Autre question: comment le FLN a-t-il négocié avec l'OAS en juin 1962 ? Que s'est-il vraiment passé à Oran après l'indépendance ? Que s'est-il passé pour les harkis ? Comment les responsables du FLN, ceux qui vivent encore aujourd'hui, ont-ils vécu ces événements ? Que s'est-il passé durant ce fameux Congrès de Tripoli où est morte l'idée d'une Algérie pluraliste ? Que s'est-il vraiment passé durant l'été 1962 ? 

 Bien sûr, il y a des livres, des thèses, des articles. Mais tout cela n'est pas suffisant. Il faut des images, des voix, des récits et des histoires à hauteur d'homme. Journalistes, écrivains, artistes, cinéastes, éditeurs, nous sommes tous responsables de ce vide béant qui nous fait découvrir notre histoire par une production venue d'ailleurs. Voir et entendre dire sa propre histoire par d'autres est chose dramatique. Certes, cela permet d'en apprendre plus, de se colleter avec les tabous, les non-dits. Mais c'est aussi frustrant et humiliant. Cela démontre qu'en cinq décennies d'indépendance, les Algériens ont encore du mal à capturer leur propre mémoire et à la transmettre aux générations futures. C'est l'un des enseignements de cette année du cinquantième anniversaire de l'indépendance. Du non-anniversaire de l'indépendance, devrais-je écrire. Il est temps que les Algériens racontent leur propre histoire. Pour cela, il faudrait peut-être que leur pays renoue avec les idéaux de l'indépendance mais ceci est déjà une autre affaire... 

(*) Documentaire de Gabriel Le Bomin et Benjamin Stora (12 mars 2012). 

Le Quotidien d'Oran, jeudi 15 mars 2012
Akram Belkaïd, Paris
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