Le Quotidien d’Oran, 6 octobre 2005
Akram Belkaïd, Paris
Note : Une chronique qui a bientôt 10 ans (!) mais qui reste d'actualité. Ou presque...
Il est quinze
heures. La file, compacte, ne cesse de s’allonger. Dix, quinze, bientôt trente
personnes patientent en attendant de pouvoir pénétrer dans une minuscule
boutique (elle ne peut contenir que cinq ou six clients) de la rue de la
Convention. Si l’endroit attire autant de chalands, c’est parce qu’il s’agit
d’une pâtisserie bien particulière. Pendant toute l’année, et surtout le
ramadan, on y trouve des gâteaux aux amandes sous toutes leurs formes : baklawas, cigares, ghribiyettes, m’chouek, dziriyettes, tchareks, m’rabez, ktayefs, samsa, cornets et autres qnidlattes
sans oublier les makrouds à la
semoule et aux dattes ainsi que les incontournables cornes de gazelles qui,
dans l’imaginaire hexagonal, font qu’une pâtisserie maghrébine est authentique
ou non.
C’est un magasin
qui fleure bon l’Algérie d’hier, pas celle de la colonisation mais de la
période d’avant la fitna. Celle des
années d’insouciance aveugle et de ramadans marqués par les plans
d’importations massives qui devaient, nous disait le quotidien unique de
l’époque, « assurer au citoyen tout l’approvisionnement nécessaire durant le
mois saint ». Dans cette boutique, je trouve aussi des pizzas « algéroises »
carrées au goût de celles qui constituaient l’essentiel – avec une orange ou
une mandarine - de mes repas de midi lors des années passées au lycée
El-Mokrani de Ben Aknoun. « Tu me payes une pizza ? » nous demandaient les
filles et nous nous empressions de fouiller nos poches pour leur faire plaisir
à commencer par cette blonde aux yeux bleus que nous avions fini par appeler «
Aïcha, un dinar cinquante » en raison de son insistance quotidienne à nous
alléger de nos sous en échange d’un sourire mutin. Un dinar cinquante la pizza,
ce n’était pas très cher payé pour faire le joli-cœur.
Dans cette
pâtisserie de la rue de la Convention, il y a tout ce que l’on peut trouver, ou
difficilement trouver, en Algérie. Le
goût en plus et, disons-le, l’arnaque en moins. La coca est fourrée avec de
vraies tomates et non pas des pelures de piments. Les mhadjebs ont une épaisseur respectable de même que la ftira et le matlou3. On y trouve aussi du baghrir,
du bradj et, argument commercial
imparable en ce qui me concerne, du croquet. Ah… le croquet ! Les anciens du Quotidien d’Algérie et du Jeudi d’Algérie se souviendront sûrement
de ces moments de répit, où nous suspendions la marche du monde pour nous
retrouver autour d’un guéridon poisseux et commander « un crème bien
blanc, un croquet et une limonade. » C’était quelques heures avant le
bouclage, et, déjà, la nuit était tombée sur le pays.
La file avance
lentement. Les serveuses et le serveur prennent leur temps. Qui peut leur en
vouloir ? Des heures et des heures à être cernés par cette symphonie de sucre,
de miel et de fleur d’oranger sans rien pouvoir manger ni boire. Dans la «
chaîne », pour reprendre un terme bien de chez nous, les mines sont «
ramadanesques » et les visages blafards. Pas de disputes ni de bagarres (« les
Français nous regardent ! ») mais quelques gestes d’humeurs et des soupirs. On
est en France mais j’ai pourtant l’impression d’être revenu du côté de la rue
Didouche Mourad à Alger.
D’ailleurs, en
ouvrant bien les yeux, on reconnaît dans la queue un ancien ministre, installé
comme tant d’autres en France, venu chercher sa part de zlabia estampillée « Boufarik » ou ses dix parts de qalb-ellouz vraiment fourré à l’amande,
sans aucune trace de cacahuètes, de noix, ou pire encore, de noix de coco. Des
amis séparés par le rythme infernal de la vie parisienne se retrouvent et se
promettent de s’inviter. On y croise des vedettes de la communauté, des
beurgeois tout heureux d’avoir trouvé un tel endroit loin de Barbès ou de
Belleville. « C’est dommage qu’ils ne fassent pas de la karentita », dit un costume-cravate aux lèvres gercées. « Il y en a
du côté de Pernety. Quand elle sort du four, c’est un délice », lui répond sa
voisine en salivant.
Seize heures.
L’estomac tiraille, la vue se brouille. « Mais qu’est-ce qui se passe
ici ? » se demandent à voix haute les passants qui n’ont pas lu Le Parisien, l’un des rares journaux de
France à toujours annoncer le ramadan à sa une avec des micro-trottoirs du type
: « arrivez-vous à travailler en jeûnant ? ». Leur inquiétude amuse ou irrite.
« Voilà ! Dès qu’ils voient trop d’Arabes, ils paniquent », s’emporte un gros
adolescent en survêtement. Je ne lui réponds pas car je pense à toutes les
chaînes subies dans ma vie, à Alger, Koléa ou Bordj-el-Bahri et je me dis que
la vie joue parfois de drôle de tours.
Il m’arrive de
conseiller cette pâtisserie à des amis français qui adorent ce genre d’endroits
« plein de ces petites choses effroyablement bonnes qui font grossir ». Je leur
explique que je suis bien content de la trouver mais que j’espère aussi qu’un
jour un pâtissier algérien viendra faire des gâteaux… français en France. Ils
sont étonnés, et se vexent un peu, lorsque je leur explique que c’est en
Algérie que se fait encore la meilleure pâtisserie française sans oublier la
viennoiserie. Un exemple : le mille-feuilles parisien. Aucune commune mesure
avec son cousin algérien – je dis bien algérien car au Maroc comme en Tunisie,
la pâtisserie française est un cauchemar de graisse, de faux sucre et de goût
râpeux.
Et puis, il y a
les gâteaux disparus, ceux que l’on ne trouve (pratiquement) plus en France et
qui font la joie des expatriés qui ont repris le chemin de l’Algérie. C’est le
cas du roulé au citron. Quasiment introuvable depuis que les magasins Marks et
Spencer ont quitté le continent. Mais c’est encore pire pour le gâteau russe.
Vous marcherez des kilomètres et des kilomètres dans Paris, vous arrêtant à
toutes les boulangeries, vous n’aurez qu’une chance sur cent de tomber sur une
vendeuse sachant ce qu’est un russe. Quant à en trouver… Ah, ce gâteau russe, à
la crème de beurre légèrement vanillée et parsemée de copeaux d’amandes, qui
faisait la célébrité de cette boulangerie algéroise au patronyme helvétique. Un
régal ! Enfin… Trêve de gourmandise nostalgérique : Saha Ramdanekoum et
doucement sur le sucre !
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