Le
Quotidien d’Oran, jeudi 28 mai 2015
Akram
Belkaïd, Washington D.C.
J’ai
vingt ans et j’ai toujours vécu dans la banlieue de Washington D.C. Je suis du
Guatemala. Enfin, ce sont mes parents qui en viennent. Mon père est arrivé le
premier, il y a plus de trente ans. Je ne connais pas bien son histoire. Il en
parle un peu mais pas souvent. Ce que je sais, c’est qu’il était jeune et que
mon grand-père l’a encouragé à quitter le pays. A l’époque, c’était la guerre
civile. Ma famille paternelle vivait dans un petit village au pied des
montagnes. Des gens pauvres, très pauvres. Des cultivateurs. La terre n’était
pas très fertile, rien à voir avec celle des grandes compagnies bananières.
Pour contrer la guérilla, l’armée enrôlait de force les jeunes paysans. J’ai un
oncle à qui c’est arrivé et il a
tout simplement disparu. Mon père n’avait pas envie de porter les armes. Il s’est
d’abord caché dans la montagne. Ensuite, il s’est enfui au Mexique. Il a fait
tout le chemin à pied ! Je ne sais pas combien de temps il y est resté. Un
ou deux ans, je crois. Le temps de ramasser un peu d’argent pour passer le Rio
Grande. Oui… Il a payé des coyotes pour entrer clandestinement aux Etats-Unis.
J’ai plein d’amis qui peuvent vous raconter la même histoire à propos de leurs
pères.
Ma
mère aussi s’est exilée. Son village a été brûlé par l’armée pour affamer la guérilla.
Sa famille s’est réfugiée dans un bidonville de Guatemala-Ciudad. C’est là qu’elle
a connu son premier mari. Ils ont eu un enfant mais la vie était trop dure. Ma
mère faisait des ménages, lui, il trafiquait plus ou moins. Pas dans un gang,
non. A l’époque, ça n’existait pas vraiment. Mais juste des petites combines
pour survivre. Au bout du compte, eux aussi ont décidé de partir. Je crois qu’ils
ont voyagé en train, dans des wagons de marchandises. Comme mon père, ils ont d’abord
vécu au Mexique. C’était leur première Amérique… Une petite Amérique, une étape
avant la grande. Ils ont fini par passer la frontière. Ils ont vécu en Arizona,
au Texas et en Californie. Et puis le premier mari de ma mère a été obligé de
rentrer au pays. Je ne sais pas ce qui s’est passé exactement. Une histoire de
dette de famille à payer, de gens pas très recommandables à rembourser. C’est là
qu’il a été tué. Ma mère est restée seule avec mon hermanastro, mon demi-frère. Elle avait une cousine installée pas
loin de Herndon. Elle lui a trouvé un emploi dans un hôtel du coin. C’est là qu’elle
a rencontré mon père qui s’occupait de l’entretien. Je suis né un an plus tard
et mes deux sœurs ensuite.
Quand
ma mère ou mon père parlent du Mexique, ce n’est jamais avec colère. Ils ont eu
des soucis là-bas, la police les a brutalisés mais c’est un peu comme s’ils étaient
encore chez eux mais dans de meilleures conditions. Aujourd’hui, c’est différent.
J’ai des parents qui continuent de quitter le Guatemala pour nous rejoindre. Le
plus grand danger pour eux, ce n’est pas quand ils passent la frontière américaine
ou qu’ils prennent le risque de se perdre dans le désert de l’Arizona. Non, le
pire, c’est la traversée du Mexique. L’immigrant, qu’il vienne du Guatemala, du
Honduras ou d’ailleurs, est une proie facile. Il y a beaucoup de violence au
Mexique. Plus même qu’aux Etats-Unis. Même ici, nos rapports avec les Mexicains
ont changé. Bien sûr, pour les Américains, je veux dire les blancs, on est tous les mêmes. On se
ressemble, on parle espagnol entre nous mais il y a de la tension. De toutes
les façons, il se trouve toujours un Mexicain pour nous expliquer que le
Guatemala fait partie du grand Mexique… Moi, ça me fait sourire. Dans ma tête,
je suis Américain. Ces histoires ne me concernent pas. Je suis né ici et j’ai
un passeport américain. Je sais d’où je viens mais je n’ai pas de papiers guatémaltèques.
Pourquoi en aurais-je ? Je ne suis jamais allé là-bas. Ma mère et mon père
me l’ont interdit. Ils ne veulent pas que je prenne de risque. La guerre est
terminée mais les Maras, les gangs, ont pris le relais. Je pourrais aller
visiter ma famille qui vit encore dans la campagne. Là-bas, la situation est
bien plus calme, tranquille même, mais il faudra tout de même que je passe par
la ville et c’est trop dangereux. A mon âge, si je vais au Guatemala, je serai
suspecté par tout le monde à commencer par la police d’ici qui voit des
trafiquants de drogue partout.
Je
me sens américain, il n’y a aucun doute là-dessus. Mon pays, c’est les
Etats-Unis d’Amérique. Mais je sais qu’il y a des choses qu’on ne peut pas
oublier. La violence qui a chassé mes parents de chez eux, c’était aussi la
faute de l’Amérique. De la CIA… Là-bas, les compagnies fruitières font toujours
la loi. Elles sont très puissantes et personne ne peut rien contre elles parce
que chaque famille a quelqu’un qui travaille pour elles. Et puis, il y a tous
ces gens qui ont été renvoyés au pays. C’est ici qu’ils ont appris la violence
et toutes leurs règles de gangs. Les tatouages… Tout le monde sait que ça n’existait
pas au pays avant. Enfin, il y a les armes. Ce n’est pas au Guatemala ou
ailleurs en Amérique latine qu’on les fabrique…
Je
n’ai pas pu aller à l’université. Je n’ai pas été suffisamment bon à l’école.
De toutes les façons, mes parents n’ont pas les moyens. Mais j’ai un métier. Je
conduis la navette qui fait l’aller-retour entre l’hôtel et Dulles aéroport, six
jours sur sept. Je suis payé quatre dollars de l’heure et j’ai souvent de bons
pourboires. Ça me permet d’aider mes parents. L’une des mes sœurs est douées
pour les études. On veut tous qu’elle aille à l’université. Elle va réussir et
ce sera à son tour de nous aider.
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