Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 26 octobre 2018

La chronique du blédard : The Beatles, album blanc, cinquantième clap (part one)

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 25 octobre 2018
Akram Belkaïd, Paris

On l’appelle l’« album blanc » (The White Album) ou encore le « double-blanc » (couleur de la pochette du vinyle) mais son vrai nom, c’est juste The Beatles. Vous allez beaucoup en entendre parler durant les prochaines semaines. Cinquante ans, c’est effectivement un bel anniversaire, l’occasion d’une promo façon pilonnage intensif car, pour les maisons de disque, c’est le moment ou jamais de sortir des morceaux inconnus, de nouvelles compilations, des pistes « remasterisées » et, surtout, surtout, des rééditions « Super Deluxe », « max-mix », « remix et supermix »... Bref, chers fans préparez les flouss car le tiroir-caisse va fonctionner à plein tubes. Alors, en attendant le déferlement, prenons juste le temps de parler de l’album et de ses trente chansons (trente et une en fait, mais on y reviendra la semaine prochaine car cette déjà longue chronique est livrée en deux parties).


Concernant les Beatles et, comme disent les ados, pour faire genre, il y a toujours deux ritournelles snobinardes qui assaillent celui qui avoue sa passion pour la musique des quatre de Liverpool. Il y a ceux qui, comme Eric Zemmour (si, si), clament leur préférence pour les Rolling Stones, vous assignant ainsi à un rang musical inférieur. Cinquante ans que ça dure… Et puis, il y a les fanas des scarabées qui vous parleront des heures et des heures de « Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band », l’œuvre « géniale et la plus aboutie », le « meilleur album de tous les temps », le « pilier indestructible » de la culture populaire occidentalo-mondialisée. En clair, « la réussite absolue » des Beatles. Il y a du vrai dans ce qui précède mais que l’on me permette de dire que, pour ma apple, le « blanc » a quelque chose de plus (et c’est pourquoi je ne vous ai pas infligé de chronique en juin 2017 à propos de Sgt. Pepper’s). Vive donc le White ! Pour ce neuvième album de leur carrière, et après leurs expérimentations diverses, compliquées et massives produites pour le Sgt. Pepper's, les Beatles reviennent à un son et à des arrangements plus simples, plus rock avec moins de chichi symphono-psychédélique. The Beatles, les vrais…

Petit flash-back. Printemps 1968, le groupe se retrouve dans le nord de l’Inde, non loin des rives du Gange, dans l’ashram du Maharishi Mahesh Yogi. A l’initiative de George Harrison qui est en pleine quête spirituelle, les quatre garçons dans le vent s’initient aux mystères de la méditation transcendantale. Ils ne sont pas seuls dans cet endroit plus ou moins austère où chacun occupe un bungalow. Parmi les autres vedettes, il y Mike Love, membre des Beach Boys, le chanteur Donovan et l’actrice Mia Farrow. Tout ce beau (et très riche…) monde suit donc les enseignements du Maharishi Mahesh Yogi, le fondateur du mouvement de la dite méditation. C’est ce séjour et ses péripéties qui alimentent l’essentiel des textes de l’album blanc enregistré à Londres durant l’été et une partie de l’automne 1968.

Le premier disque du double-album commence par le meilleur du meilleur. « Back in U.S.S.R ». Retour en URSS. Du rock, du vrai. Un bruit de tuyères, les belles ukrainiennes, la BOAC (British Overseas Airways Corporation) aujourd’hui disparue tout comme l’URSS d’ailleurs, et de l’ironie puisque la chanson imagine un Russe heureux de rentrer chez lui (on est encore en pleine guerre froide). La chanson, à l’opposé du « Back in the USA » de Chuck Berry, provoqua la colère de quelques politiciens américains qui y virent un plaidoyer procommuniste. Un riff d’anthologie. Le morceau est aussi l’occasion pour Paul McCartney de montrer toute l’étendue de son talent musical. Outre la basse, il est aussi à la batterie remplaçant Ringo Starr parti bouder en Sardaigne dans le jardin sous-marin d’un poulpe (à son retour, raconte la geste beatlesienne, il trouvera des pétales de fleurs sur ses caisses).

Vient ensuite « Dear Prudence ». Prudence, c’est la sœur de Mia Farrow. Méditant jour et matin, désireuse d’atteindre la révélation cosmique au plus vite, elle ne sortait pas de son bungalow malgré les efforts de Paul McCartney et John Lennon tous deux effrayés à l’idée qu’elle puisse y mourir d’inanition. Cette chanson est donc celle qu’il faut chanter aux casaniers, à celles et ceux qui aiment leur Chez Soi et rechignent à faire la promotion de leur livre. Poursuivons avec « Glass Onion », un rock très années 60’s, de ceux qui se dansaient en gigotant le corps de l’avant vers l’arrière, les bras pendulant en alternance. Une belle farce que cette chanson. John Lennon balance des phrases qui ne veulent rien dire, faisant aussi référence à des chansons qui existent déjà – dont « The Fool on the Hill ». Il sait, le coquin, que les fans, les journalistes et les chercheurs vont passer des décennies à essayer de décrypter le message. Et que les dingues qui sont persuadés que Paul McCartney est mort et remplacé par un sosie vont y traquer la confirmation de cette croyance urbaine.

On dit aussi que c’est une chanson où John Lennon tend la main à McCartney, car les deux amis d’enfance ne s’entendent plus, le groupe étant d’ailleurs au bord de l’implosion. De fait, l’album blanc, c’est ça aussi. Une œuvre composée sur le fil du rasoir, avec des artistes qui se parlent à peine, qui enregistrent leurs pistes dans des studios séparés et qui, pour trois d’entre eux (McCartney, Starr et Harrison) se demandent pourquoi Yoko Ono, l’« artiste » japonaise devenue depuis peu la nouvelle compagne de Lennon, est présente en permanence (et pourquoi elle ramène sa fraise sans que personne, à part John, ne le lui demande…).

« Ob-la-di, ob-la-da » est une ballade gentillette de celles que McCartney s’est fait une spécialité de composer (souvent au détriment de sa réputation d’excellent auteur). De cette chanson, Lennon dira, avec son tact habituel, qu’il s’agit d’« une merde pour grand-mère ». Ob-la-di, ob-la-da était une expression sans cesse répétée par Jimmy Scott, un musicien nigérian. Elle signifiait en yoruba « ainsi va la vie » ou bien encore « la vie continue ». Pour ce qui est de la rémunération de cette contribution, les versions divergent car on ne sait pas très bien si Scott a reçu un chèque de McCartney pour cette appropriation musicale. Sinon, pour l’anecdote, j’ai souvenir d’écoliers tunisiens reprenant cette chanson avec des paroles un peu différentes : « ya bladi, ya blada » (ô pays, ô bêtise). C’était sous Ben Ali, et cette transgression ne manquait pas de courage.

Je n’ai rien à dire sur l’étrange intermède « Wild Honey Pie » et passons tout de suite à une petite merveille très peu connue : « The continuing story of Bungalow Bill ». Revenons à l’ashram. Outre les Beatles et les autres vedettes, il y a aussi une riche américaine accompagnée par Richard Cooke, son fils d’une vingtaine d’année. Maman et fiston, clientèle très prisée par le Maharishi Mahesh Yogi, apprennent donc à répéter en boucle le mantra. Mais un jour, ils partent chasser dans la jungle à dos d’éléphant et Richard y tue un tigre. De quoi indigner Lennon qui écrit une chanson moqueuse et féroce pour louer les exploits de celui qui après « avoir cherché Dieu s’en est allé tuer une pauvre bête qui ne lui avait rien fait ». Le sarcasme est présent dans tous les couplets, c’est toute la puissance caustique de Lennon qui est déployée dans ce qui ressemble parfois à une chanson de chorale d’école entonnée dans la joie et la bonne humeur d’une fête de fin d’année. Tendez-bien l’oreille en l’écoutant. Yoko Ono y prononce quelques mots (censés être ceux de la maman du tueur-méditant). C’est le seul et unique morceau des Beatles où chante une voix féminine. On ajoutera, pour finir, que « The continuing… » pourrait devenir l’hymne des militants opposés à la chasse. Cela permettrait de se moquer des abrutis qui, septembre venu, chevrotinent allègrement la faune et quelques êtres humains au passage. Trois, quatre, couplet et tous les enfants chantent : Hé, Tarasducon, qu’as-tu tué aujourd’hui ? Hey up !

D.R

Un autre morceau d’envergure est « While my Guitar Gently Weeps ». Au chant et à l’écriture, George Harrison. A l’intro, au piano, Paul McCartney. Harrison s’est inspiré du Yi Jing, philosophie qui exclut l’idée du hasard et pour qui tout est lié, pour écrire ce morceau. Prendre des mots ici et là et leur trouver un lien. A la guitare, un invité de marque : Eric Clapton. Sa présence, disent les nombreuses exégèses, contribua à calmer les tensions au sein du groupe pendant l’enregistrement. Sinon, avis aux amateurs, sur internet, circule depuis la mi-octobre une autre version studio de cette chanson culte (Harrisson à la guitare et McCartney qui s’essaie à l’harmonium). Passons (trop) rapidement sur « Happiness is a warm gun » (belle chanson émouvante et très étonnante aux rythmes multiples où Lennon multiplie les allusions à la drogue) et « Martha my dear » (une macartenerie où Paul dit à son ex, Jane Asher, qu’il ne l’oublie pas) pour arriver à « I’m so tired ». Fatigué par la méditation transcendantale, John Lennon l’est vraiment. L’ascétisme, ça va bien quelques jours pour lui mais le manque fait son travail de sape. Surtout, internet et Facebook n’ayant pas encore été inventés, John, qui n’a pas encore divorcé de Cynthia Lennon, ne cesse de se languir de Yoko Ono restée à Londres (pour écumer les vernissages).

« Blackbird » qui suit est un morceau politique qui rend hommage à Angela Davis et à la lutte des Noirs américains pour leurs droits civiques. Bien sûr, ce n’est pas du texte direct. Davis n’est pas mentionnée de manière explicite. Comme toujours, McCartney préfère l’allusion (il ne dérogera qu’une seule fois à cette règle au début des années 1970 en prenant clairement position contre la présence militaire anglaise en Irlande du nord). Passons maintenant à « Piggies » où George Harrisson se moque de l’establishment, des snobinards qui peuplent la bonne société londonienne (nul doute qu’il en aurait fait de même avec les bobos mangeurs de graines mais c’est une autre histoire). Ce morceau fait partie de la liste des chansons aux conséquences tragiques car Charles Manson, le « gourou » responsable de la mort de Sharon Tate, l’épouse de Roman Polanski, y vit un appel au meurtre.

« Rocky Raccoon » est une chanson folk de McCartney qui aurait pu figurer dans la bande originale d’un western de série B et, après l’avoir (vite) écoutée, on arrive au délicieux « Don’t pass me by » de Ringo Starr aka Sir Richard Starkey. Imaginez un peu. Vous êtes le batteur du groupe le plus célèbre au monde. Mais John et Paul, les deux génies de la bande, ne vous laissent rien faire en matière de composition. A chaque nouvel enregistrement d’album, vous essayez de placer une chanson de votre cru mais en vain. Et puis, un jour, vient enfin l’occasion d’en fourguer une. « Don’t pass me by » est en gros un message subliminal pour dire ne m’ignorez pas… Résultat mitigé puisqu’en dix ans, seuls trois morceaux de Ringo Starr seront ainsi retenus dans la discographie des Beatles. Arrive ensuite « Why don’t we do it in the road ». Assis sur le toit de son bungalow (toujours dans l’ashram), McCartney observe des singes qui « zikzikent » sans honte ni retenue et se demande ainsi pourquoi les êtres humains ne feraient pas la même chose. Sur le plan musical, le morceau est pionnier, on dirait presque du métal. Le gentil Paul y montre qu’il peut, lui aussi, dire des cochonneries et jouer au rocker vrai de vrai. Mais il se calme très vite dans la chanson qui suit avec « I will » ode un peu mièvre à l’adresse de Linda Eastman, sa future femme dont il faut dire et redire que, contrairement à une solide croyance, elle n’avait rien à voir avec la famille propriétaire de la marque Kodak.

Le premier volet du Blanc se termine avec une pépite sous forme de ballade tranquille. Dans « Julia », John Lennon évoque sa mère disparue, fait quelques allusions à Yoko Ono et laisse planer une impression tenace de mélancolie voire de désenchantement. Le dur, le méchant de la bande, l’artiste intraitable, montre ainsi qu’il peut être différent dans une sorte d’inversion des rôles avec le « gentil » McCartney. « Julia » est un morceau qui annonce ses futures compositions en solo (Imagine, Woman, etc.).
(À suivre…, la semaine prochaine, je vous apprendrai, entre autres, comment gagner des paris grâce à une chanson particulière des Beatles)


P.S : spéciale dédicace à Lyes Ziour et remerciements spéciaux à Mehdi Arafa.
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