Le
Quotidien d’Oran, jeudi 11 octobre 2018
Akram Belkaïd, Paris
Peut-on, en France (et plus qu’ailleurs)
parler du monde arabe – car telle est son appellation même si cela hérisse
nombre d’Algériens – sans passer par la case obligée de la dénonciation, des
pleurs et des visions de Cassandre ? Peut-on évoquer une large étendue de
terre aux populations multiples sans la circonscrire à une longue liste
d’avanies et de complaintes ? Pour celui qui vit dans l’Hexagone et qui
s’exprime devant un large public, par le biais de n’importe quel support,
l’affaire n’est pas simple. C’est presque une mission impossible.
En 2011, dans la foulée du Printemps arabe, un
élan d’optimisme et d’enthousiasme avait traversé colloques, périodiques,
essais et romans. Enfin, quelque chose de positif. Enfin, une vision qui
tranchait avec les lamentations ou les mises en garde alarmistes. Grâce aux
manifestants de l’avenue Bourguiba ou de la place Tahrir on avait (re)découvert
des femmes et des hommes, des individus engagés ou plus ou moins politisés. On
donnait soudain de l’importance aux histoires personnelles et aux ambitions
individuelles. Aux vies. Des
espérances et des actions étaient décrites quels que soient les niveaux sociaux
des concernés. On normalisait l’Arabe
par rapport à ses pairs d’ailleurs, à commencer par les Occidentaux.
Mais on connaît la terrible suite. Guerres
civiles, terrorisme, restauration dictatoriale, émergence de nouveaux pouvoirs
militaristes, interventions occidentales… Pour résumer, on peut dire que la
géopolitique a repris le dessus sur l’humain. Et dans ce chaos tel qu’il
s’annonce et se décrit dans les journaux du matin, les clichés négatifs, les
assertions essentialistes font la loi et impriment la cadence. L’habitant du
sud et de l’est de la Méditerranée, surtout le mâle, est (re)vu comme une
menace protéiforme. Il peut être migrant, terroriste, islamiste ou les trois à
la fois cela sans compter les « tares » structurelles dont il serait
porteur : misogyne, antisémite, prosélyte, anti-chrétien, etc. Quant aux
femmes, elles ne sont et ne peuvent être que des victimes.
Dans ce qui est produit et offert au public
occidental, il est rare qu’une œuvre déroge à ces postulats implicites, à ce
cahier des charges qui ne dit pas son nom. Y déroger, c’est prendre le risque
de l’incompréhension, de la mise à l’écart ou de l’anonymat. Et ce raisonnement
vaut d’ailleurs pour tout ce qui touche à l’islam. Hors du cadre des
« isme » (islamisme, salafisme, djihadisme, sunnisme, chiisme, etc.)
point de salut. Il y a quelques années, j’ai croisé un jeune confrère d’origine
marocaine. A l’époque, il réfléchissait à un nouveau sujet d’essai ayant décidé
d’abandonner celui sur lequel il avait pourtant commencé à travailler. Il s’agissait
de l’humour chez les musulmans et plus particulièrement dans le monde arabe. Un
sujet aux multiples entrées. Que dit le Coran du rire ? du sourire ?
Le Prophète riait-il ? Existe-t-il des hadiths où l’humour a sa place (la
réponse est oui, semble-t-il). Comment naissent et circulent les blagues à
l’encontre des religieux ou des dirigeants politiques ? Bref, un travail
ouvert sur un thème rarement évoqué.
Oui, mais voilà, cela ne cadrait pas trop avec
le référentiel habituel. A l’heure de Daech, un gars qui se pointe et qui dit
vouloir expliquer la transgression populaire (pas celle des élites) par le rire
dans l’Irak de Saddam Hussein ou dans l’Arabie saoudite des Saoud, ce n’est pas
trop vendeur. Les Arabes (ou les musulmans), il est préférable d’en rire plutôt
que de savoir pourquoi et comment ils rient. Tel est donc le problème.
Remarquez, il y a bien une manière de contourner la difficulté : le point
de départ pour toute audience, c’est la victime. Il faut mettre en avant la
victime (et le coupable). Victime des siens, de sa famille, de son père, de sa
mère, des islamistes, des dirigeants, des imams, des militaires, des
enseignants. Qu’importe le thème, il doit mettre en jeu une victime punie pour
ce qu’elle est ou, mieux encore, pour ce qu’elle fait. Si l’on peut adjoindre
le mot « résistance » à celui de victime, alors c’est un boulevard
qui s’ouvre.
Deux exemples concrets pour illustrer ce qui
précède. En premier lieu, beaucoup de gens ont salué le fait que le livre
d’Eric Zemmour a été dépassé dans le palmarès des meilleures ventes par le tome
4 de L’Arabe du Futur de Riad
Sattouf. Dans un post sur les réseaux sociaux, j’ai expliqué que je ne voyais
pas les raisons d’un tel enthousiasme. Outre le fait de régler ses comptes avec
son syrien de père, Sattouf ne fait que donner corps à tous les clichés
possibles concernant le monde arabe. Dans les trois premiers tomes (je n’ai pas
encore lu le quatrième), aucun personnage qu’il croque ne rattrape l’autre. On
croise des tarés, des antisémites, des sanguinaires, des gens violents et
quelques victimes. Rien qui puisse perturber cet air du temps si pesant.
Deuxièmement, le dernier roman de Boualem
Sansal. Lors d’une émission du Masque et
la Plume sur France Inter, le journaliste Arnaud Viviant a clairement dit
qu’il n’était pas convaincu par ce livre et par son message (en gros, l’Europe
est menacée par l’islamisme : autrement dit, rien de nouveau…). La
réaction de plusieurs autres chroniqueurs de l’émission qui, eux, défendaient
le livre fut édifiante. Le débat ne porta pas sur la qualité littéraire du
roman mais sur le fait que Sansal « résiste à l’islamisme dans son
pays ». Quelques mois plus tôt, le même argument fut d’ailleurs asséné au
même Arnaud Viviant qui, là aussi, faisait part de ses doutes à l’égard du dernier
roman de Salim Bachi. La « résistance » est ainsi devenue le meilleur
argument éditorial, la pierre angulaire de toute qualité littéraire…
Bien sûr, toute personne souhaitant expliquer
que des gens normaux vivent de l’autre côté de la Méditerranée avec leurs
attentes et leurs espérances « normales », pacifiques, peut toujours
essayer de le faire. Mais dans le flot général de représentations négatives,
non pas simplement des pouvoirs (ce qui est amplement justifié) mais des
populations (ce qui ne l’est pas), cela ressemblera à une goutte d’eau perdue
dans un océan de clichés aussi réducteurs qu’infamants.
_
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire