Le Quotidien d'Oran, jeudi 6 septembre 2018
Akram Belkaïd, Paris
C’est une affaire espagnole dont on parle peu
à l’extérieur de la péninsule ibérique alors qu’elle a pour caractéristique
bienvenue de trancher avec l’air du temps. Il s’agit de la décision prise récemment
par le gouvernement de Pedro Sánchez de signer un décret-loi permettant
d’exhumer, avant la fin de l’année en cours, les restes de l’ancien dictateur
Francisco Franco (1892-1975) du mausolée El
Valle de los Caídos (« la vallée de ceux qui sont tombés »).
C’est dans cet immense monument situé dans la grande banlieue de Madrid que
reposent les corps des « héros et martyrs de la Croisade », comprendre les
combattants nationalistes morts pendant la guerre d'Espagne (1936-1939). Le
mausolée accueille aussi des sépultures de républicains, le gouvernement
franquiste ayant décidé, au nom de la « réconciliation » de
transférer leurs dépouilles récoltées dans les fosses communes à partir de 1959.
Bien entendu, la décision de Madrid (elle doit
être confirmée par la Chambre des députés) provoque la polémique et réveille de
vieux démons qui, au demeurant, n’ont jamais vraiment disparu. La mémoire de la
guerre civile hante depuis des décennies l’Espagne. Dans certains villages,
voire dans certaines familles, il reste encore quelque chose des haines qui
opposèrent les deux camps. La question des fosses communes divise régulièrement
l’opinion publique. Ici, c’est un maire de gauche qui souhaite ériger une
plaque commémorative en l’honneur de combattants républicains exécutés par les
phalanges. Là, c’est l’inverse, avec un élu de droite désireux de rappeler que
les chemises noires ne furent pas les seules à commettre des massacres. Dans
certains villages, comme par exemple en Andalousie, les plus anciens
« savent » où se trouvent des fosses anonymes que les autorités
locales aimeraient bien que l’on oublie au grand dam de familles qui, à travers
toute l’Espagne, continuent de vouloir savoir où est enterré tel ou tel aïeul
disparu pendant le conflit.
Dès le début des années 1980, avec le retour à
la démocratie, une grande partie de la gauche espagnole voulait déjà transférer
les restes de Franco hors du mausolée, ce dernier accueillant plusieurs
dizaines de milliers de visiteurs par an. Pour cette gauche, il n’était pas
question que le dictateur « l’emporte » avec lui car ce monument et
sa croix immense furent construits par sa volonté dans le but essentiel de
célébrer sa victoire contre les partisans de la République. Malgré les discours
sur la « réconciliation » et la « paix des morts », c’est
comme cela qu’El Valle de los Caídos a
toujours été appréhendé par une grande partie des Espagnols : un monument
érigé à la gloire éternelle du franquisme.
Le gouvernement de Pedro Sánchez va donc
accomplir ce que ni celui de José Luis Rodríguez Zapatero ni celui de Felipe
González n’ont été capables de faire, à savoir refuser à Franco la victoire
posthume qu’il ambitionnait. Certes, le Caudillo a vaincu les républicains et
tenu son pays d’une main de fer (1939-1975). Mais l’Histoire accorde parfois à
l’éthique, à la morale et à la justice le droit de l’emporter. Dans une guerre
civile, il est souvent difficile de distinguer les « bons des
mauvais ». Dans le cas de la guerre d’Espagne, une telle distinction coule
de source. Un pays démocratique comme l’Espagne ne peut glorifier ou admettre
qu’un dictateur - qui aurait mérité d’être traduit en justice pour répondre de
ses crimes – puisse continuer d’avoir rang de héros national. On dira qu’il
fait partie de l’histoire de ce pays et qu’il ne sert à rien de remuer la fange
du passé. Certes, mais la gauche espagnole a le courage d’assumer son propre
héritage et de ne pas renier ses valeurs.
Voilà pourquoi cette question va au-delà de la
simple péripétie politicienne. C’est une question de mémoire mais aussi de
conviction. A l’heure où le populisme de droite a le vent en poupe, à l’heure
où de nombreux « rouges » (ou « roses » ou
« verts ») semblent fascinés par le « brun », lui
empruntant sa dialectique et certains de ses raisonnements (à l’égard de
l’islam ou des migrants, par exemple), à l’heure où des « camarades »
européens n’hésitent pas à nous expliquer que Bachar Al-Assad est à ranger dans
le camp de l’anti-impérialisme, il est réconfortant de voir qu’un gouvernement
dit de gauche garde le cap. Bien sûr, il y a d’autres sujets sur lesquels Pedro
Sánchez et ses ministres seront jugés mais quand, en Italie, on entend
régulièrement des propos dithyrambiques sur Mussolini, et quand les néo-nazis
allemands battent le pavé et occupent une large place chez les médias (lesquels
sont parfois très accommodante), on se dit alors que certains rappels à
l’histoire sont les bienvenus.
De nombreux pays doivent composer avec le legs
d’un monstre ou d’un dictateur. Certains y arrivent au prix d’un vrai travail
de remise en question. D’autres préfèrent l’évitement et le refoulement. Il y a
des cas où un révisionnisme mâtiné de nostalgie se répand à la faveur de
difficultés ou de crises conjoncturelles. L’Espagne n’en a pas fini avec Franco
mais elle est dans la bonne direction.
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