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Le Quotidien d’Oran, jeudi 30 août
Akram Belkaïd, Paris
Un mois de juin à la fin des années 1960. Koléa
et les villages environnants dans la Mitidja. Une rumeur court. Une terrible maladie
ferait des morts par dizaines. A l’école primaire Foura Mahmoud, les élèves
sont terrorisés. Chaque jour apporte son lot de nouvelles affolantes. Même les
« grands » du CM2 qui attendent les résultats de l’examen de sixième
et leurs rivaux, ceux du « cours fin d’études » dont quelques-uns
espèrent pouvoir s’inscrire en cinquième au collège, n’en mènent pas large. Les
adultes ne sont guère plus sereins. L’inquiétude est générale.
Puis vient le mot mystérieux. Choléra. On dit
qu’il vient d’un bidonville situé sur la route de Bousmail. On jure que les
autorités ont emmené de force les malades à l’hôpital et que la police et la
gendarmerie ont mis le feu à leurs baraques et à toutes leurs affaires. On
affirme que seules les flammes sont capables de faire disparaître ce mal et,
qu’en attendant, il ne faut serrer la main de personne. Le malade est coupable.
Quelques élèves qui habitent ce bidonville sont mis à l’index. On les évite, on
leur demande pourquoi ils ne sont pas restés chez eux.
Et puis, un matin, des hommes en blouse
blanche circulent d’une classe à l’autre. Ils déroulent des posters qu’ils
accrochent au tableau. Ils expliquent. Le bacille, le mode de transmission, les
règles élémentaires d’hygiène. Ils rassurent. La médecine est la plus forte. Il
ne faut pas avoir peur. L’Algérie a des médecins, des hôpitaux et des
dispensaires. Il faut juste faire attention surtout quand vient l’été. Ne pas
boire n’importe où, se laver les mains, rincer et éplucher les légumes et les
fruits, apprendre aux parents, s’ils ne le savent pas, que l’eau de Cologne ou
le vinaigre sont d’excellents désinfectants. Ils conseillent de recycler les
goutte-à-goutte usagés en doseurs d’eau-de-javel. Ils trôneront désormais au
bord des éviers de cuisine. Une goutte ou deux, pas plus, par litre d’eau.
L’antisepsie devient une religion, ou presque. Les jours passent, on vaccine à
tour de bras contre d’autres maladies, les choses rentrent dans l’ordre.
L’avenir ne fait pas peur. Vaille que vaille, le pays se construit.
Début des années 1970, c’est le sud de
l’Espagne qui est touché par le choléra. La nouvelle fait grand bruit. Cela
permet de relativiser. Cela permet surtout de dire que le rattrapage est en
cours car l’Algérie sait désormais prévenir mais aussi venir à bout de cette
pestilence. En Andalousie, les touristes fuient des hôtels qu’ils assimilent à
des fumassières. La Tunisie en profite pour attirer quelques dizaines de
milliers d’entre-eux. L’Algérie, elle, envoie des experts sanitaires assister
leurs collègues espagnols. Fierté générale.
2018, année qui restera dans les annales comme
étant celle « de la cocaïne et du retour du choléra ». Pas une
épidémie, mais des foyers nous disent des spécialistes. Admettons car c’est
tant mieux. Mais tout de même… Cinquante-six ans d’indépendance pour ça ? Retour
en arrière ? Oublié l’émergence économique, revoici le quart-monde ? Bien
sûr, aucun pays n’est à l’abri. Les excès humains, les dérèglements
climatiques, la destruction de l’environnement et la disparition de certaines
espèces au profit d’autres, tout cela génère des risques sanitaires. A cela
s’ajoute la défiance à l’égard de la science comme le montrent les résistances
aux campagnes de vaccination en Europe (cas de la rougeole, par exemple). Mais,
au risque de se répéter, tout de même… El-choléra,
yanass !
Sur les réseaux sociaux, les Algériens ont
donné libre cours à leur colère et à leur indignation. Au-delà des outrances
diffusées ici et là, on se rend compte que l’accablement et bel et bien réel. La
honte aussi. Tbahdila. Encore une. Qu’il
s’agisse de cas isolés ou d’épidémie, le résultat est le même. Il y a des
morts, des malades qui luttent et que, semble-t-il, on traite comme des
pestiférés, des autorités qui s’avèrent incapables de rassurer la population,
des responsables qui font des déclarations improbables avant d’être démentis
par leurs propres services et cela sans oublier des citoyens qui doutent de
tout, y compris quand des explications ou de hypothèses rationnelles sont
avancées. Nous sommes en 2018 et il y a encore des Algériens et des Algériennes
qui pensent que pratiquer l’irrigation avec des eaux usées non traitées - la précision
est d’importance – est sans danger pour la santé. Les pastèques ou les melons
auraient ainsi un pouvoir magique d’autofiltrage…
Les crises sanitaires comme les catastrophes
sont des révélateurs. Elles en disent long sur la modernité d’un système de
santé et de prévention ou sur sa décrépitude. Elles sont autant de signaux qui
alertent sur l’urgence à faire face au réel en commençant par l’admettre et ne
plus se raconter d’histoires. Dans cette affaire de choléra, le déni et la
suffisance des responsables saute aux yeux. Le pays tangue mais tout va très bien
madame la marquise. L’affaire est pourtant sérieuse. Quelques coups de mentons
et les habituelles incantations bigotes n’y changeront rien. Le mal est bien
plus profond et dangereux que le choléra. Cela s’appelle la détérioration
continue de toutes les structures et les institutions. Cela reste réversible
mais à tarder à s’y attaquer on risque la dégénérescence. Et là, il sera trop
tard.
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