Le Quotidien d'Oran, jeudi 1er novembre 2007
Akram Belkaïd, Paris
Arriver tôt, une heure à peine après le lever du jour, et attendre, assis sur un banc au bois humide, que les premiers rayons de soleil ne caressent les feuillages encore immobiles. Rendre grâce à Dieu parce qu'aucun nuage ne menace et que la journée promet d'être belle. Croiser les bras, joindre les pieds et expirer lentement : l'endroit sent encore la nuit mais un merle chante déjà. D'autres lui répondent ; la forêt s'éveille.
Commencer par fermer les yeux, mains à plat sur les cuisses, en calmant sa respiration. Puis, de la poche de son veston, les paupières toujours baissées, sortir un raisin de corinthe. Pas deux, trois ou une poignée mais un seul. Ne pas l'avaler tout de suite, le laisser fondre sous la langue en essayant d'en saisir toutes les saveurs. Du sucre, bien sûr, une pointe d'amertume, un peu d'acidité. Marier ces goûts avec ce que capte le nez, cette odeur âpre de terre mouillée qui donne envie d'éternuer et ces effluves d'herbe inondée de rosée.
Ouvrir les yeux et commencer par fixer un peuplier aux feuilles jaunes. Le vent qui lève les fait trembloter, pareilles à des dizaines de petits mouchoirs métalliques qui seraient agités par des mains invisibles. Se sentir transporté par ces frétillements et comprendre, pourquoi, jadis, en des terres européennes, des hommes et des femmes voyaient dans la danse des branches et des murmures qui s'en échappaient, la manifestation du divin. C'est bien cela: entre les hommes et le Maître des univers et ses anges, il y a l'arbre et ses parures.
Porter son regard ailleurs, vers ce mur de vieilles pierres. Attendre un souffle plus puissant et ne rien perdre du ballet de ces feuilles grenats qui, telles des confettis, voltigent, tombent en vrille, planent en donnant l'impression de rester suspendues, certaines s'avisant même de reprendre de la hauteur avant d'atterrir, doucement, comme à regret, sur un tapis aux éclats orangés. Le vent se calme mais quelques feuilles volètent toujours, émouvantes retardataires que l'on se prend à encourager dans leur vain combat contre la pesanteur. On pense alors à ces poètes et chansonniers que les jours d'octobre ont fait pleurer et on saisit, peut-être sans le partager, le sens de leur mélancolie.
Viennent alors à la surface des souvenirs, des bribes de complaintes et de poésie, apprises au siècle dernier et réentendues depuis peu, à chaque rentrée, récitées d'un ton monocorde, mains derrière le dos, buste haut avec force zozotements et chuintements. Une vieille chanson chantée par Jacques Douai : « colchiques dans les près, fleurissent, fleurissent (...) La feuille d'automne emportée par le vent / en ronde monotone, tombe en tourbillonnant / Et ce chant dans mon coeur, murmure, murmure / Et ce chant dans mon coeur appelle le bonheur. » C'est bien cela, il y a toujours une allégresse à accueillir l'automne. Une joie malgré les jours ternes qui s'annoncent. Le plafond bas, le gris dominant et la nuit qui tombe à quatre heures de l'après-midi !
Il y a aussi ces vers dont la mémoire n'a pas retenu le nom de l'auteur : « il pleut des feuilles jaunes / il pleut des feuilles rouges / l'été va s'endormir / et l'hiver va revenir sur la pointe / de ses souliers gelés ». Et, pour terminer en beauté, ces mots de Lucie Delarue-Mardrus à propos de l'automne, où l'on voit « tout le temps / quelque chose qui vous étonne / c'est une branche tout à coup / qui s'effeuille dans votre cou / c'est un petit arbre tout rouge / un, d'une autre couleur encore / et puis partout, ces feuilles d'or / qui tombent sans que rien ne bouge ».
Le temps a filé et le soleil est bientôt à son zénith. C'est l'heure, l'instant magique. Un photographe rangerait son appareil en raison de l'intensité de la lumière mais sans elle, sans cette blancheur inattendue en pareille saison, il serait impossible d'admirer comme il se doit cet érable aux nuances vermeils et fauves, raison principale de cette escapade automnale. C'est «le» moment, certainement le meilleur de la journée. Vivre cela une fois par an, vaut toutes les évasions, toutes les lectures. Ou presque.
D'abord, regarder l'arbre de loin. Plonger ses yeux dans ses branchages. Ne rien voir d'autre que ses points carmin et garance qui tremblent et scintillent. Graver leur image dans la rétine et se dire qu'aucune photographie, aucun film, ne seraient capables de restituer pareil spectacle. Ensuite, s'approcher par cercles concentriques, jusqu'à effleurer les premières branches de sa main. Saisir de sa paume une feuille écarlate qui vient de se détacher et décider de la garder en la glissant dans sa sacoche. En chercher d'autres, les plus belles, les plus régulières, celles dont les couleurs sont les plus vives, les plus inattendues.
Tout à l'heure, bien après le retour dans la ville et son béton, il s'agira, avec la satisfaction du chercheur de trésor, - ou la naïveté du collégien - de les admirer de nouveau, de les trier. Herbier pour certaines, collage sur papiers multicolores pour d'autres. Quelques déceptions aussi, feuilles brisées, écrasées ou aux teintes déjà ternies.
Tout cela est inspiré d'une coutume japonaise qui gagnerait à être universelle même si elle fait écho à des contemplations que connaissent tous les paysans de la planète: c'est le « momijigari » ou « chasse aux feuilles de l'automne » ou encore « contempler les couleurs de l'érable ». Il s'agit d'une quête, d'un salut à la nature avant qu'elle s'endorme, d'une volonté de profiter d'un feu d'artifice flamboyant avant le sommeil hivernal. Mais c'est aussi une compétition où chacun a ses secrets et cache jalousement l'emplacement des arbres qui offrent aux yeux les plus beaux des feuillages.
Il va bientôt faire nuit et des silhouettes dentelées se dessinent dans l'obscurité. C'est une autre magie qui s'installe, une autre atmosphère. Il est temps de s'en aller, poumons lavés et esprit apaisé. S'accorder un dernier plaisir : celui de marcher dans le noir sur un tapis crissant en se disant que, peut-être, si le temps le permet encore, il sera possible de répéter cette sortie avant l'arrivée en force de la grisaille. Oui, assurément, rien n'est plus beau que l'automne.
Commencer par fermer les yeux, mains à plat sur les cuisses, en calmant sa respiration. Puis, de la poche de son veston, les paupières toujours baissées, sortir un raisin de corinthe. Pas deux, trois ou une poignée mais un seul. Ne pas l'avaler tout de suite, le laisser fondre sous la langue en essayant d'en saisir toutes les saveurs. Du sucre, bien sûr, une pointe d'amertume, un peu d'acidité. Marier ces goûts avec ce que capte le nez, cette odeur âpre de terre mouillée qui donne envie d'éternuer et ces effluves d'herbe inondée de rosée.
Ouvrir les yeux et commencer par fixer un peuplier aux feuilles jaunes. Le vent qui lève les fait trembloter, pareilles à des dizaines de petits mouchoirs métalliques qui seraient agités par des mains invisibles. Se sentir transporté par ces frétillements et comprendre, pourquoi, jadis, en des terres européennes, des hommes et des femmes voyaient dans la danse des branches et des murmures qui s'en échappaient, la manifestation du divin. C'est bien cela: entre les hommes et le Maître des univers et ses anges, il y a l'arbre et ses parures.
Porter son regard ailleurs, vers ce mur de vieilles pierres. Attendre un souffle plus puissant et ne rien perdre du ballet de ces feuilles grenats qui, telles des confettis, voltigent, tombent en vrille, planent en donnant l'impression de rester suspendues, certaines s'avisant même de reprendre de la hauteur avant d'atterrir, doucement, comme à regret, sur un tapis aux éclats orangés. Le vent se calme mais quelques feuilles volètent toujours, émouvantes retardataires que l'on se prend à encourager dans leur vain combat contre la pesanteur. On pense alors à ces poètes et chansonniers que les jours d'octobre ont fait pleurer et on saisit, peut-être sans le partager, le sens de leur mélancolie.
Viennent alors à la surface des souvenirs, des bribes de complaintes et de poésie, apprises au siècle dernier et réentendues depuis peu, à chaque rentrée, récitées d'un ton monocorde, mains derrière le dos, buste haut avec force zozotements et chuintements. Une vieille chanson chantée par Jacques Douai : « colchiques dans les près, fleurissent, fleurissent (...) La feuille d'automne emportée par le vent / en ronde monotone, tombe en tourbillonnant / Et ce chant dans mon coeur, murmure, murmure / Et ce chant dans mon coeur appelle le bonheur. » C'est bien cela, il y a toujours une allégresse à accueillir l'automne. Une joie malgré les jours ternes qui s'annoncent. Le plafond bas, le gris dominant et la nuit qui tombe à quatre heures de l'après-midi !
Il y a aussi ces vers dont la mémoire n'a pas retenu le nom de l'auteur : « il pleut des feuilles jaunes / il pleut des feuilles rouges / l'été va s'endormir / et l'hiver va revenir sur la pointe / de ses souliers gelés ». Et, pour terminer en beauté, ces mots de Lucie Delarue-Mardrus à propos de l'automne, où l'on voit « tout le temps / quelque chose qui vous étonne / c'est une branche tout à coup / qui s'effeuille dans votre cou / c'est un petit arbre tout rouge / un, d'une autre couleur encore / et puis partout, ces feuilles d'or / qui tombent sans que rien ne bouge ».
Le temps a filé et le soleil est bientôt à son zénith. C'est l'heure, l'instant magique. Un photographe rangerait son appareil en raison de l'intensité de la lumière mais sans elle, sans cette blancheur inattendue en pareille saison, il serait impossible d'admirer comme il se doit cet érable aux nuances vermeils et fauves, raison principale de cette escapade automnale. C'est «le» moment, certainement le meilleur de la journée. Vivre cela une fois par an, vaut toutes les évasions, toutes les lectures. Ou presque.
D'abord, regarder l'arbre de loin. Plonger ses yeux dans ses branchages. Ne rien voir d'autre que ses points carmin et garance qui tremblent et scintillent. Graver leur image dans la rétine et se dire qu'aucune photographie, aucun film, ne seraient capables de restituer pareil spectacle. Ensuite, s'approcher par cercles concentriques, jusqu'à effleurer les premières branches de sa main. Saisir de sa paume une feuille écarlate qui vient de se détacher et décider de la garder en la glissant dans sa sacoche. En chercher d'autres, les plus belles, les plus régulières, celles dont les couleurs sont les plus vives, les plus inattendues.
Tout à l'heure, bien après le retour dans la ville et son béton, il s'agira, avec la satisfaction du chercheur de trésor, - ou la naïveté du collégien - de les admirer de nouveau, de les trier. Herbier pour certaines, collage sur papiers multicolores pour d'autres. Quelques déceptions aussi, feuilles brisées, écrasées ou aux teintes déjà ternies.
Tout cela est inspiré d'une coutume japonaise qui gagnerait à être universelle même si elle fait écho à des contemplations que connaissent tous les paysans de la planète: c'est le « momijigari » ou « chasse aux feuilles de l'automne » ou encore « contempler les couleurs de l'érable ». Il s'agit d'une quête, d'un salut à la nature avant qu'elle s'endorme, d'une volonté de profiter d'un feu d'artifice flamboyant avant le sommeil hivernal. Mais c'est aussi une compétition où chacun a ses secrets et cache jalousement l'emplacement des arbres qui offrent aux yeux les plus beaux des feuillages.
Il va bientôt faire nuit et des silhouettes dentelées se dessinent dans l'obscurité. C'est une autre magie qui s'installe, une autre atmosphère. Il est temps de s'en aller, poumons lavés et esprit apaisé. S'accorder un dernier plaisir : celui de marcher dans le noir sur un tapis crissant en se disant que, peut-être, si le temps le permet encore, il sera possible de répéter cette sortie avant l'arrivée en force de la grisaille. Oui, assurément, rien n'est plus beau que l'automne.
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