Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 12 octobre 2014

La Nouvelle du Samedi : Une marche

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HuffingtonPost Algérie, samedi 4 octobre 2014
Akram Belkaïd, Paris

Fin septembre 1994. C’est une nuit douce, presque trop chaude, qui enveloppe Paris. Les terrasses des restaurants sont bondées. Les visages sont détendus, des rires fusent accompagnant le tintement des verres et le cliquetis des couverts. On se croirait au début de l’été quand vient le temps de la fête de la musique et que s’annoncent les vacances. Ellyas avance à pas lents, l’allure un peu gauche, gêné par les vêtements d’hiver qu’il porte. Il n’en revient pas de tout ce monde dans les rues, de ces femmes qui marchent ou conduisent seules. Tout cela lui semble si décalé, si étrange. Tellement peu normal. Il est arrivé la veille d’Alger, épuisé, les nerfs à vif, fumant cigarette sur cigarette. Le jour-même de son départ, sur la route de l’aéroport, non loin de la décharge asphyxiante d’Oued Smar, il est passé à travers un faux-barrage sans même s’en rendre compte. C’est le chauffeur de taxi qui le lui a dit une fois arrivés à l’aérogare. Sleknalha khouya, on l’a échappé belle, frangin… Pendant tout le vol vers Orly, Ellyas s’est demandé ce qui se serait passé si les terros l’avaient fouillé. Ils auraient trouvé des livres, son carnet de notes, l’invitation adressée par la revue parisienne  pour recevoir son prix et, peut-être, certainement, la carte de presse glissée dans la doublure de sa veste. Ce prix, celui du deuxième meilleur jeune journaliste méditerranéen – le premier étant attribué à une égyptienne – on le lui aurait alors remis à titre posthume, son nom ayant été rajouté à la longue liste des victimes plus ou moins connues, plus ou moins susceptibles de provoquer émotion et indignation.
Un faux-barrage à proximité de l’aéroport… Ellyas n’en revient toujours pas. Pour le retour, je me déleste de tout, pense-t-il alors qu’il déambule sur la place de la Bourse, le regard fixé sur les colonnes éclairées du Palais Brongniart. Je ne prendrai aucun papier, aucun livre. Pas même de journaux.
- Tu as l’air soucieux, remarque Aurélien, son ami et confrère parisien qui vient d’assister à la remise du prix.
- Je pense au retour, soupire Ellyas. Il ne faut pas que je tarde trop ici. Je vais me ramollir. Tout ça va me faire perdre mes réflexes. Tiens, je n’ai déjà plus l’habitude de me retourner en marchant.
Aurélien sourit. Des deux hommes, il est le plus âgé. Il connaît bien l’Algérie, sa folie, son intensité magnétique. Au début des années 1980, il a été l’un des premiers à avoir interviewé des leaders islamistes. A son retour en France, son rédacteur en chef n’a pas voulu croire à l’importance du sujet. Des barbus en Algérie ? Allons donc ! Ailleurs, peut-être mais pas chez les Algériens…
- C’était bizarre cette cérémonie, non ? interroge Ellyas en allumant une nouvelle cigarette.
Aurélien acquiesce en souriant :
- Papy Daniel qu’on sort du placard pour distribuer les bons points et manger des petits fours.
-  Il a encore cité Camus…
- C’est ça qui t’a gêné ?
Ellyas hausse les épaules.
- Un peu… Mais je commence à en avoir l’habitude. Tu essaies de proposer des grilles d’analyse. Tu réfléchis. Tu veux parler des morts, des attentats, de la peur généralisée, des gens qui se terrent chez eux, qui ne comprennent pas ce déchaînement de violence. Tu veux aussi restituer le contexte politique. Ce qui se passe dans les coulisses. Mais on te renvoie systématiquement à la Guerre d’Algérie. C’est un peu comme si on nous dépossédait de ce drame. Comme si on nous signifiait que ses causes et ses solutions ne nous appartiennent pas, qu’elles sont à chercher ailleurs. Parfois, j’ai l’impression que le message plus ou moins implicite qui nous est adressés est que nous avons mal conduit notre guerre d’indépendance et que nous en payons logiquement la facture aujourd’hui. C’est comme si le pays n’avait rien vécu qui lui soit propre depuis trente ans…
Aurélien sourit encore. Il connaît les marottes de son ami. Son agacement, ses emportements à propos de la façon dont la Guerre d’Algérie est vue de France avec de sempiternels regrets à propos d’un autre dénouement possible. Ces fameuses virtualités qui ne cessent d’agacer Ellyas et nombre de ses proches algérois.
- C’était bien de parler de tes confrères, dit-il enfin pour changer de sujet. J’espère que ça a un peu secoué tous ces enfants gâtés.
- C’était trop convenu, grommelle Ellyas. C’est ce qu’on attendait de moi. J’ai pensé dire exactement le contraire de ce que j’ai raconté ce soir. Nous ne sommes pas des héros. La vérité, c’est que tout le monde est menacé. Le petit policier, l’agent des impôts, l’institutrice… Un pauvre gars sort de chez lui le matin, il ne sait pas s’il va rentrer ou s’il va retrouver sa femme et ses enfants. S’il lui arrive quelque chose, personne n’en parlera à moins qu’il ne soit journaliste, intellectuel ou homme politique. C’est injuste.
Deux jeunes femmes aux robes légères croisent les deux hommes en riant. Leur parfum musqué embaume leur sillage. Ellyas les regarde un temps puis poursuit.
- Je ne sais pas si cela a un sens de continuer à faire ce métier. On a échoué… Aucun éditorial ou reportage n’a pu empêcher la violence d’éclater. On est incapable d’informer les gens correctement. On commente des commentaires, on coupe les cheveux en quatre. On s’insulte entre rédactions. Avec les casquettes, soit on marche droit soit on biaise et on louvoie en évitant les coups de bambou. On passe des messages sans être sûr qu’ils seront décodés. Les dés sont pipés…
Les deux hommes remontent la rue du Quatre septembre vers l’Opéra. Aurélien réfléchit. Il se dit que son ami a besoin de repos et, dans l’immédiat, d’un bon repas. Avec de la viande rouge bien cuite et un dessert imposant.
- Tu devrais prolonger ton séjour, dit-il enfin d’un ton prudent. On peut trouver des solutions pour t’héberger.
A la grande surprise d’Aurélien, Ellyas opine.
- J’y ai déjà pensé, confesse-t-il. Mais c’est hasardeux. Quand je suis là-bas, je ne me rends pas forcément compte de tout ce qui se passe. Et c’est ça qui te permet de tenir le coup. Quoiqu’il arrive, tu te dis que tu peux encore avancer, que les choses vont finir par s’améliorer. C’est une forme d’inconscience salvatrice. Ici, j’en deviens tellement lucide que j’ai tendance à exagérer la gravité de la situation. Je devine ce que doit être l’exil. Tu te retrouves en situation d’attente, à guetter les nouvelles. Tout à l’heure, juste avant le pot, un journaliste iranien m’a dit que les dix premières années sont les plus dures dans l’exil et qu’ensuite ça va juste un peu moins mal… J’espère qu’il plaisantait.
Les deux amis arrivent place de l’Opéra et n’accordent qu’un bref regard à la façade noircie du Palais Garnier. Aurélien propose de prendre par les grands boulevards et de pousser jusqu’à la place de la République voire jusqu’à celle de la Bastille. Il devine que cette longue marche va faire du bien à Ellyas. Déjà, la conversation a pris une autre direction, celle de la prochaine élection présidentielle française. Tous deux évoquent les chances de Jacques Chirac face au favori Edouard Balladur. Aurélien est persuadé que Lionel Jospin, le candidat de la gauche, ne l’emportera pas. Ellyas lui explique que le pouvoir algérien a toujours préféré la droite aux socialistes. Alors qu’ils s’approchent du métro Bonne Nouvelle, les deux hommes s’arrêtent soudain. Ils viennent d’entendre une voix familière s’échapper du poste radio d’une voiture en stationnement. C’est celle de Mohamed-Ali, un animateur et journaliste avec lequel ils ont voyagé quelques années auparavant dans l’est algérien. Un reportage dont les péripéties chaotiques les font toujours rire. Mais la voix de Mohamed-Ali n’est pas joyeuse comme à son habitude. Avec gravité, l’animateur parle de la vie difficile des artistes de son pays et des menaces qui pèsent sur eux.
- Qu’est-ce qui se passe ? demande Ellyas en se penchant vers le conducteur.
Cette question, il la pose mais il sait déjà qu’on va lui annoncer un drame. Cette question, il s’en rend compte, n’a plus cours au pays, remplacée par des interrogations plus brutales. « Qui est mort aujourd’hui ? », « qui a été assassiné ? », « pas d’attentat cette nuit ? ».
- Ils ont tué Cheb Hasni, répond le conducteur. Les salauds, ils ont fini par avoir sa peau.
Ellyas se redresse en soupirant. Dans ses yeux, Aurélien lit un mélange de désarroi et de colère. Il lui tape alors sur l’épaule et les deux amis reprennent leur marche. En silence, perdus dans leurs pensées.
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