Akram Belkaïd, Paris
Des ingénieurs réunis autour d’une table à l’aérogare d’Alger. L’un d’eux demande des services bien particuliers…
Je ne sais pas, c’est venu comme ça. On s’ennuyait un peu. Un peu trop même. Il n’y avait plus rien à faire à l’atelier des réacteurs d’Air Algérie. Les gens de l’engineering étaient déjà rentrés chez eux. Les hangars à avion étaient vides, pas même la moindre nacelle à inspecter et encore moins de grande visite à observer. Je m’en souviens bien, c’était un mercredi après-midi. Une fin de semaine comme les autres. Alors, pour tuer le temps en attendant l’heure du transport, on a décidé de faire un tour à l’escale pour boire un pot et manger une part de pizza aux oignons. Nous étions quatre ou cinq, je ne me souviens plus vraiment. Les années ont passé, les noms et les visages s’effacent peu à peu. C’était une vie différente, une époque plus ou moins sereine désormais révolue. Mais je garde tout de même en mémoire que Walid faisait partie de notre groupe. Bref, nous étions quatre ou cinq ingénieurs à deviser debout autour de l’une de ces hautes tables poisseuses en forme de guéridon. Le football, les missions à l’étranger pour les chefs, et uniquement pour eux, les rumeurs à propos d’une police islamique qui aurait fait son apparition à Boufarik : nous parlions de cela, en fumant et mangeant, tout en observant d’un œil distrait les passagers des lignes intérieures en train de pester contre les retards et les annulations.
Et puis Kader, communément appelé Takatak par les techniciens, a fait son apparition dans le hall, l’air affairé comme à son habitude, déplaçant beaucoup d’air à chaque pas, un service-bulletin et toute une liasse de documents de maintenance à la main. Nous lui avons fait signe de nous rejoindre. Il a refusé, brandissant les papiers qui, avais-je noté au passage, n’avaient rien à faire en dehors de la zone technique. Nous avons insisté. « Arwâh ! Arwâh ! Viens ici ! Ouèche, tu nous fais la tête ? Tu ne veux plus frayer avec nous depuis qu’on t’a nommé chef d’unité ? Tetkkabar 3alina ? »
Il a protesté, jurant ses grands dieux qu’il n’avait pas de temps à perdre. Qu’une urgence sur le Juliette-Roméo lui prenait tout son temps. Bien entendu, l’urgence était « très grave » car comment pouvait-il en être autrement avec Takatak… Grand de taille, la quarantaine, le visage déjà empâté et le cheveu rare, il s’est approché de nous en lançant :
« Ça fait trois mois que la pièce qui manque dort à la douane ! Il faut que ça soit moi qui m’en occupe ! Comme si je n’avais pas autre chose à faire ! »
- Tu as bien cinq minutes pour boire un café, a alors protesté Walid en frappant le formica de sa bague en argent.
- D’accord, mais vite, a concédé Kader en commandant un goudron serré. Ensuite, il faut absolument que mes équipes attaquent.
Nous avons échangé de discrets sourires. Walid venait de marquer le premier but en faisant prononcer à Kader son verbe fétiche. C’était un jeu fréquent qui, le concerné s’étant éloigné, avait le don de nous faire rire aux éclats. Mais cette-fois, notre ami avait visiblement une autre idée en tête.
- Dis-moi, as-tu un contact à Kouba ? a-t-il demandé d’un ton à la fois sérieux et inquiet. Un peu comme lorsqu’on demande à quelqu’un s’il connaît un bon chirurgien.
- Au centre informatique ? Bien sûr ! Plusieurs même. Pourquoi ?
Walid a pris son temps, remuant le sucre de son café avec soin, le petit doigt bien écarté comme lorsqu’il s’apprêtait à tirer au but. Petite élégance à l’algéroise… Il a soupiré puis lancé :
- C’est pour mon cousin. Il veut partir à Marseille après-demain mais il n’a pas de place. Les vols sont tous complets.
Kader a eu alors un geste de triomphe un brin méprisant.
- Marseille ? C’est facile… On va lui trouver une place. Bien sûr qu’Nçiboulou ! La prochaine fois n’attends pas la dernière minute. Viens me voir plus tôt et on règle ça en direct.
- Je t’ai cherché hier mais on m’a dit que vous étiez en train d’attaquer l’entretien du Juliette-Charlie.
L’un de nous, immédiatement fusillé du regard par les autres, a éclaté de rire et un éclair d’inquiétude a traversé les yeux de Kader. Mais l’air sérieux affiché par Walid l’a vite rassuré. Faisant mine d’ignorer cet intermède, ce dernier a ajouté :
- Pour te dire la vérité, ce n’est pas pour ça que je te cherchais. La réservation, j’aurais pu l’avoir par quelqu’un d’autre mais c’est surtout qu’il y a un autre problème. Un vrai de vrai et tu es le seul ici à pouvoir m’aider à le régler. Personne parmi nous n’a les relations que tu as.
- N’exagérons rien, s’est rengorgé Kader. C’est quoi la mouchkila ?
- En fait, il y en a deux. D’abord, mon cousin cherche un peu de devises. Mille francs au moins. Ensuite, et c’est ça qui est le plus délicat, il n’a pas de sursis militaire. Il a bientôt trente ans et il a toujours réussi à s’inscrire ici et là pour ne pas faire son service. Mais là, ils ne veulent plus lui renouveler son sursis à cause de la limite d’âge.
Le visage de Kader s’est fermé et nous avons tous cru que la partie était perdue.
- Pour la devise, il n’y a aucun souci. Je connais un pilote qui cherche à changer des francs. C’est du un pour douze. Bessah, pour les papiers militaires, c’est risqué... Les flics ne rigolent pas avec ça. Ouèche, tu veux m’envoyer en prison ?
Walid a alors sorti le grand jeu, jurant que son cousin n’avait pas l’intention de fuir le pays. Qu’il voulait juste prendre un peu de bon temps avant d’être enfermé dans une caserne.
- Un bon repas, une virée rue Thubaneau et il rentre pour faire ses deux ans. Je te le jure, khô. Je sais que c’est toi seul qui peux lui rendre ce service. Je suis au courant que tu as aidé plein de gens. Tout le monde le sait à la DT (1). Si j’avais tes relations, je ne t’ennuierai pas. Tu vois, ce cousin a eu plein de malheurs dans sa vie. Il devait se marier mais sa fiancée s’est sauvée avec un Belge. Si tu l’aides, je te revaudrai ça.
Kader s’est rengorgé. Il a fait signe au garçon pour commander un autre café puis est resté silencieux quelques minutes, semblant évaluer la situation.
- C’est d’accord, a-t-il fini par lâcher. Je vais te présenter quelqu’un à la Paf (2). Je te préviens, il va prendre ton nom et si jamais ton cousin ne revient pas, c’est toi qui auras des problèmes.
Walid a levé les deux bras au ciel en signe de soulagement puis a donné l’accolade à Kader.
- Je savais que tu étais l’homme de la situation, a-t-il hurlé.
- Pas de problème. Un ami et collègue ça sert à ça, a répondu l’autre tout en essuyant le sucre en poudre renversé sur ses papiers.
A ce moment-là, j’ai eu l’impression de revenir au collège, à l’époque où, en permanence, nous jouions à des jeux sots en attendant la sortie des cours. L’un d’eux s’appelait le dragueur ou quelque chose dans ce genre. Le joueur qui tirait une certaine carte devait cligner de l’œil à chacun des autres sans se faire prendre. Walid devait exceller à ce jeu puisqu’il nous a envoyé une rafale de clignements sans que Kader ne s’en rende compte.
Nous avons retenu notre respiration. Le moment de l’estocade approchait. Nous n’allions pas tarder à vivre le clou du spectacle, celui qui fait exploser de joie et déclenche de frénétiques applaudissements. A dire vrai, personne parmi nous, ne savait où Walid voulait en venir.
- Juste une dernière chose, a donc dit Walid.
- Quoi donc encore ? s’est impatienté Kader.
- Voilà, c’est simple. En fait, mon cousin n’a jamais eu de passeport. Tu ne connaîtrais personne à la…
Walid n’a pas terminé sa phrase. Kader s’est jeté sur lui en hurlant des obscénités. Avant même que nous puissions nous interposer, les deux hommes ont roulé au sol, entraînant avec eux la table et ce qu’il y avait dessus. « Il m’attaque ! Il m’attaque ! », hurlait Walid en riant, comme s’il était insensible aux coups de poing de l’autre. Il nous a fallu du temps pour les séparer et pour calmer Kader, plus Takatak que jamais, rendu fou de rage par le fou-rire qu’il nous était impossible de calmer.
Quelques jours plus tard, j’ai croisé Walid dans les travées d’un hangar. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui rappeler cet épisode avec Takatak qui, entre-temps, avait alimenté la chronique de la DT.
« Tu as frappé un grand coup, mon vieux. Chapeau !, l’ai-je félicité.
- J’aurais pu faire mieux, m’a-t-il répondu en faisant la moue. J’espérais vraiment qu’il se propose de m’aider pour le passeport. Ça m’aurait permis de conclure en beauté.
- Et que lui aurais-tu demandé ensuite ?
Walid a eu un sourire malicieux.
- Oh, rien d’extraordinaire. Je me serai penché vers lui en l’embrassant, en le traitant de bienfaiteur de ma famille et, juste au moment de partir, je lui aurais demandé de nous aider à trouver une nouvelle fiancée pour mon cousin…
(1) Direction technique.
(2) Police aux frontières.
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