Al Huffington Post, Algérie, samedi 27 septembre 2014
Akram Belkaïd, Paris
Actu-fiction :
Un ancien consultant se souvient d’un exposé particulier sur l’Irak au
Pentagone.
Je m’appelle Nicholas, je suis, ou plutôt, j’étais consultant
en affaires géopolitiques. L’histoire que je vais vous raconter a longtemps
relevé du Secret Défense. Elle vient d’être déclassifiée mais il n’est pas
certain que j’aie le droit d’en divulguer tous les détails. Dans la liasse de
papiers et d’engagements que j’ai signés à l’époque, il doit certainement y
avoir une clause m’interdisant d’évoquer ces faits. Aussi, ne vais-je pas citer
le nom exact des protagonistes même si je suis certain que vous n’aurez aucun
mal à les reconnaître. Cela s’est passé le 12 septembre 2002, un an et un jour
après la matinée qu’il n’est nul besoin de préciser. Avec Cyrus, mon jeune
associé, nous étions arrivés très tôt au Pentagone. Après avoir passé cinq ou
six contrôles, nous nous affairions dans une salle aux grandes baies vitrées.
Pendant qu’il testait l’ordinateur et le rétroprojecteur, je m’occupais de
tirer les rideaux en velours rouge. Je pensais alors à l’étrange ironie de l’histoire
car j’étais aussi présent dans le bâtiment ce jour-là. Dieu merci, je me trouvais dans la façade sud. Je
présentais un rapport sur la situation dans le Golfe de Guinée quand nous avons
entendu une énorme explosion. Je ne garde qu’un vague souvenir de ce qui s’est
passé ensuite mais je n’oublierai jamais le panache de fumée dense qui a
recouvert les eaux du Potomac. Aujourd’hui encore, chaque fois que je passe à
proximité d’Arlington, je repense à cette grande confusion. Ce moment charnière
où la peur remplace l’incompréhension et où l’on n’a qu’une seule envie, celle
de sauver sa peau quitte à tout abandonner derrière soi. Mais passons et
revenons à la présentation que nous devions effectuer devant un gratin de
galonnés mais aussi deux ministres – encore une fois, je ne peux dire lesquels
– et leur cohorte de conseillers.
La salle était encore vide et Cyrus faisait défiler une à
une les slides. L’incident,
l’ordinateur qui plante, les fichiers qui se mélangent sont la hantise du
consultant surtout quand des milliers de dollars de facturation sont en jeu.
Nous étions encore en train de disposer le matériel quand un général de l’armée
de terre nous a abordés. Arrivé en avance, il avait suivi avec attention notre
répétition.
- Vous allez encore utiliser ce fichu logiciel, a-t-il
lancé en nous tendant une poignée vigoureuse. Croyez-moi, ce programme va finir
par tous nous rendre idiots. Pour moi, rien ne remplace un vrai speech.
J’ai bafouillé quelques généralités mais il a m’a
interrompu d’un geste agacé.
- Plus sérieusement sons,
vous avez vraiment l’intention de leur dire ça ?
- Bien sûr, ai-je répondu. C’est le résultat de trois
mois de travail et de simulations intensives.
- Alors, je vous souhaite bonne chance. Je rejoins vite
ma tranchée. L’air va bientôt être chargé de plomb.
Cyrus a attendu que le général s’éloigne pour me prendre
par le bras :
- Je te l’avais dit ! On va se faire éclater. Tu
peux dire adieu au prochain contrat.
Je n’ai pas eu le temps de répondre. La clique des huiles
est entrée à ce moment-là. Le colonel Brian, notre interlocuteur habituel nous
a fait signe de commencer sans plus attendre. J’ai pris la parole en commençant
par rappeler l’objet de notre étude.
- Notre travail, ai-je dit, se base sur trois scénarios
consécutifs à une invasion de l’Irak par nos troupes. Le premier d’entre eux table
sur une longue résistance du régime de Saddam Hussein. Par longue résistance,
nous entendons une durée d’un à deux ans. Le deuxième scénario concerne une
période de six à dix mois et, enfin, le troisième scénario prévoit une chute
rapide et la prise de Bagdad en moins de trois mois.
C’est à ce moment-là que l’un des ministres m’a
interrompu.
- Pas de bla-bla inutile, a-t-il lancé, ses yeux bleus,
un peu fous, me fixant avec intensité. Allez à l’essentiel, dites-nous ce que
vous recommandez en cas de victoire éclair. Croyez-moi, on ne perdra pas de
temps. Nous allons vite perforer les lignes de défense de ces enfants de
putains.
Cyrus a pianoté sur l’ordinateur et j’ai commencé à
résumer nos conclusions.
- Dans ce cas, nous pensons que l’une des priorités sera
de maintenir en fonction l’appareil d’Etat irakien. Bien entendu, les
personnalités les plus en vue du régime devront être arrêtées et exclues de
toute responsabilité politique ou opérationnelle. Par contre,…
Cette fois, c’est un conseiller, assis entre les deux
ministres, qui m’a interrompu. Son visage était décomposé par la colère et il
parlait en postillonnant :
- Vous voulez dire qu’il ne faut pas toucher à leur
parti ? Nous devrions entrer en guerre pour laisser intact ce nid de
serpents ?
- Monsieur, a répondu Cyrus en prenant le relais. Le Baas
maille ce pays depuis plus de trente ans. Il ne s’agit pas de l’épargner mais
on peut essayer d’organiser son éclatement progressif. Nous pensons que nous
devons appliquer un traitement différencié entre les pontes du régime et le
reste de l’administration.
C’est à ce moment-là que les deux ministres se sont levés
dans un grand fracas de chaises renversées. C’est idiot, je le sais, mais j’ai
cru un instant que ce qui s’était passé un an auparavant recommençait. Il n’en
était rien. Les deux hommes ont quitté la salle. Sans un mot, sans un regard
pour nous. J’avais le dos trempé de sueur et Cyrus m’a paru plus pâle que
jamais.
- Et l’armée ? a interrogé le conseiller. Allez-vous
nous expliquer qu’il faut maintenir la garde républicaine ? On pourrait peut-être
l’incorporer à notre 101ème…
Il y a eu des rires mais j’ai senti qu’ils étaient plus
gênés qu’autre chose. J’ai pensé à répondre par un trait d’humour mais le
visage décomposé du Colonel Brian m’en a dissuadé.
- L’armée doit être traitée comme le parti, ai-je répondu
en essayant de paraître le plus serein possible. Les officiers de haut rang seront
démis et les services secrets dissous pour la plupart. Les autorités
américaines qui assureront la transition devront disposer d’un budget pour
payer les salaires et les soldes sur une durée d’un an, le temps que s’achève
la réorganisation de l’Etat irakien.
- Qu’entendez-vous par « dissous pour la
plupart » ? a encore demandé le conseiller. Il avait l’air mauvais.
Je me souviens m’être demandé s’il était armé…
J’ai décidé de faire front. De ne rien éluder.
- Ce que nous voulons dire, c’est qu’il serait judicieux
de conserver au moins l’un des sept ou huit services de renseignement qui
existent aujourd’hui. Monsieur, l’option d’une table rase est séduisante, mais
nous parlons d’un pays fragile dont les rares institutions qui fonctionnent
sont récentes. Nous aurons besoin d’alliés. Nous aurons besoin de passer
l’éponge pour certaines personnes qui s’avéreront nos meilleurs auxiliaires. Ils
nous seront redevables, ils nous seront fidèles et ils auront à cœur de
stabiliser leur pays. Cela vaut pour la police comme pour l’armée ou le
personnel politique. Nous savons que le Congrès national irakien exige un
démantèlement total de l’appareil actuel. Notre suggestion est que les
Etats-Unis arrivent à convaincre l’opposition d’accepter l’idée qu’elle ne
pourra pas gouverner seule. Toutes nos simulations le prouvent.
Il y a eu un grand silence dans la salle et j’ai cru que
nous avions partie gagnée, du moins que les choses s’arrangeaient un peu.
J’allais reprendre le fil de la présentation quand le conseiller s’est levé.
- Dehors ! Out !
Foutez le camp ! a-t-il hurlé. Remballez votre putain de barda et
dégagez ! Nous n’avons pas besoin de vos idées défaitistes. C’est une honte !
Je veillerai personnellement à savoir pourquoi l’argent du contribuable est
gaspillé pour payer des imbéciles de votre genre.
Les mains tremblantes, Cyrus a immédiatement commencé à
ranger le matériel. Pour ma part, j’ai mis quelques secondes à me ressaisir.
Puis, je me suis souvenu des volutes de fumée sur le fleuve, de la peur, des
cris et des pleurs. De tout ce que cela avait engendré comme mensonges et
hystérie. J’ai alors marché sur le conseiller avec l’intention de démolir son
visage de corbeau mais le colonel Brian s’est interposé.
Quelques dizaines de minutes plus tard, et tandis que Cyrus
et moi marchions en silence vers la station Pentagon Metro, j’ai entendu une
voix rauque nous appeler. C’était le général de l’armée de terre. Mes muscles
se sont contractés. Je n’avais pas l’intention d’accepter une nouvelle
humiliation.
- Je vous l’ai bien dit, a-t-il lancé en nous rattrapant.
Boy, quelle dérouillée… Cela ne va
rien changer, mais sachez que nous sommes nombreux à l’Etat-major et au
Pentagone qui pensons comme vous. Beaucoup de vies vont être sacrifiées… Que
voulez-vous : on ne peut rien contre ces gens-là. Ce sont des idéologues
et ils ont toutes les cartes en main.
Il n’a rien ajouté d’autre et nous nous sommes serrés la
main comme deux joueurs d’une même équipe qui vient de perdre sans démériter.
J’ai dit ensuite à Cyrus qu’il pouvait rentrer seul au bureau ou même prendre
sa journée. Nous venions de perdre notre plus gros client et,
vraisemblablement, d’être inscrits sur plusieurs listes noires.
- Tu vas essayer d’arranger ça ? m’a demandé Cyrus
en pensant, peut-être, à son hypothèque.
- Non, il n’y a rien à arranger, ai-je répondu en
soupirant. J’ai juste envie de marcher le long des berges du Potomac.
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