Lignes quotidiennes

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mardi 14 octobre 2014

Roman : Ô Maria, d’Anouar Benmalek

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Agoravox, 9 mars 2007
Akram Belkaïd, Paris
 
 
Pour débuter cette recension, je vous propose en premier lieu un petit détour par l’Histoire. Retour donc en 1492. C’est l’année où la Reconquista, entamée trois siècles plus tôt, s’achève avec la chute de Grenade. Vaincus, les musulmans qui ne choisissent pas la voie de l’exil, et qui, pour certains, sont présent en Espagne depuis vingt générations, sont autorisés à conserver leur religion comme le stipulent les accords de reddition. Pour leur malheur futur, c’est une promesse qui ne sera pas tenue.
Petit à petit, les Mudéjares - c’est ainsi qu’on les appelle alors - vont subir vexations, menaces et spoliations. En 1499, les Mudéjares de Grenade se révoltent. Défaits, on leur donne le choix entre l’exil ou la conversion forcée. En 1502, en Castille, puis en 1525 pour toute l’Espagne, la conversion collective est appliquée à tous les musulmans que l’on surnomme dès lors les « moriscos » ou Morisques. Ecartés des plus hautes charges au nom de la « propreté du sang », bannis, appauvris, traqués par l’Inquisition, relégués dans l’arrière-pays montagneux, les côte désertes ou les bas-fonds des villes, les Morisques de Grenade se révoltent encore en 1568. Trois ans plus tard, ils sont vaincus et dispersés dans toute l’Espagne.
C’est le début d’un processus où, renonçant à parier sur l’assimilation de cette minorité, la royauté espagnole et l’Inquisition vont décider l’expulsion de tous les Morisques. Elle aura lieu en septembre 1609. Au total, près de 500.000 Morisques, privés de leurs biens, seront déportés dans des conditions inhumaines. Certains sont transportés dans des galères et jetés à la mer tandis que d’autres meurent d’épuisement.
C’est cette longue persécution - dont on parle si peu en Occident aujourd’hui - qui sert de toile de fond au dernier roman de l’écrivain franco-algérien Anouar Benmalek (*). Maria, jeune morisque, est le principal personnage de cette fiction magistrale et son destin se confond avec le sort funeste des siens.
Elevée dans la foi chrétienne, Maria, à peine pubère, découvre un jour qu’elle est aussi musulmane, et que son prénom est aussi Aïcha, du nom de l’une des épouses du Prophète Mohammad. Car chez certains Morisques la foi musulmane n’a été reniée qu’en apparence comme le permet la taqiya.
Catholique, musulmane, esclave, fugitive, catin par la force des choses, femme sans cesse en colère, mais aussi mère déterminée à sauver son fils, Maria va se battre de toutes ses forces, de tout son corps, contre le destin. Réussira-t-elle ? Pour défendre les siens, pour ne pas mettre en danger la chair de sa chair, Maria en arrivera à faire le même choix qu’une certaine Geronima La Zalemona auquel est dédié le roman ; choix que je vous laisse le soin de découvrir tant cet acte saisissant ne mérite pas d’être divulgué aussi facilement.
Mais Ô Maria, n’est pas simplement un roman sur le sort tragique des Morisques. Il est une vision inattendue de la femme. Il est rare en effet qu’un homme décrive de manière aussi abrupte le désir féminin. De la femme, même aussi belle que Maria, Benmalek ne sublime rien, n’offre aucune place au rêve ou au romantisme. C’est brutal, âpre presque trivial et cela renforce la crédibilité du récit car ces temps-là étaient de cendres et de sang.
Ce roman offre aussi en filigrane un aperçu de ce que fut la culture morisque. Il y est ainsi question de ces livres licencieux écrits dans la langue castillane mais à l’aide de caractères arabes. De même, au fil des pages, le blasphème rode puis se matérialise à plusieurs reprises. C’est le cas de ce peintre qui voit en Maria, la représentation parfaite de la vierge Marie et qui prend la jeune morisque pour modèle afin de peindre l’œuvre de sa vie : celle de l’ensemencement de la mère du Christ par le Créateur.
C’est aussi ce cri charnel de Maria-Aïcha qui, torturée par un désir inassouvi, en appelle au Créateur afin qu’il la satisfasse. Passage, je le reconnais honnêtement, qui m’a décontenancé - le mot est faible - et qui m’a presque fait abandonner la lecture du roman (elle s’est d’ailleurs interrompue quelques semaines avant que je ne me force à la reprendre). « Sacrilège » ont d’ailleurs hurlé des journalistes algériens qui ont vu dans ce roman une attaque contre l’islam. Il fallait s’y attendre car, aussi longtemps que le monde sera monde, il se trouvera toujours des démunis d’esprit pour ne pas comprendre que la littérature possède tous les sauf-conduits et qu’être en littérature, c’est accéder à une dimension où nulle loi n’est de rigueur si ce n’est celle qui impose l’originalité des caractères et du récit. Mais, j’en conviens, les coups assénés par Benmalek sont rudes mais n’est-ce pas ce que l’on peut attendre d’un écrivain ?
Et dans Ô Maria, le sacré est mis à mal par les actes des personnages, par leurs propos aussi car le langage du roman est d’une crudité parfois désarçonnante sans jamais sombrer dans la vulgarité. C’est l’une des forces de ce roman qui vous prend à la gorge et vous fait chanceler.
Et il faut saluer le style de l’auteur et la manière avec laquelle il a organisé son récit, tout en progressions lentes mais jamais pesantes. La manière aussi avec laquelle il a restitué le contexte historique, sans assener une somme insipide et académique.
Une fois refermé, ce roman continue de hanter son lecteur, un peu à l’image des spectres qui y sont décrits dans une étrange et inattendue représentation de la mort, ou du moins, de l’au-delà. Le choc passé, la brûlure des pages atténuée, le malaise généré par sa violence dissipé, l’on ne peut alors s’empêcher de repenser à cette folie humaine qui a conduit à l’un des plus importants nettoyages ethniques qu’ait connu la terre d’Europe.
Et là, de manière presque immédiate, on ressent soudain une crainte - prions pour qu’il ne s’agisse pas d’une intuition - en se posant la question suivante à l’aune de l’islamophobie ambiante : « et si cela recommençait un jour ? ».
 
(*) Ô Maria, Anouar Benmalek, Fayard, 468 pages, 22 euros.
 
Post-scriptum : Roman après roman, Anouar Benmalek creuse son propre sillon, loin des écrits et écrivains algériens de circonstance. Son talent lui est propre et, à mon sens, il n’y a rien de plus exaspérant que de le voir qualifié, ici et là, de « Faulkner méditerranéen. » Comme s’il fallait lui apposer une parenté littéraire - occidentale bien entendu - pour lui conférer une légitimité d’écrivain universel. Anouar Benmalek est un écrivain talentueux, et le dire aussi simplement suffit largement.
Je me demande aussi pourquoi ce roman n’a pas eu l’impact médiatique qu’il méritait. Mais il est vrai que les coteries amicales spécialisées dans la congratulation réciproque ne prennent même plus le temps de lire...
 
Quelques liens utiles
 
- le site personnel d’Anouar Benmalek : http://anouarbenmalek.free.fr/
- la note sur Anouar Benmalek dans un site spécialisé sur la littérature algérienne (plusieurs articles de presse sur Ô Maria) : http://dzlit.free.fr/benmalek.html
- Un article du Monde Diplomatique sur l’expulsion des Morisques : http://www.monde-diplomatique.fr/1997/03/DE_ZAYAS/8003.html
- Quelques extraits d’un débat à Paris avec Anouar Benmalek : http://www.youtube.com/watch?v=AyCEndrBzbA
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Extraits
 
« Comme les deux nuits précédentes, Maria s’endormit à quelques pas du maçon, abasourdie d’avoir accepté aussi rapidement de lier sa vie à un parfait inconnu. Certes, elle ne s’était pas amourachée de lui comme par miracle, mais les semaines passées à fuir sans but l’avaient terrorisée. N’importe quoi - et donc n’importe qui... - valait mieux que cette existence harassante et cette crainte perpétuelle d’être arrêtée par les sbires de la Santa Hermandad, de subir le chevalet ou le bûcher... »
« « C’est à ce moment précis de ses réflexions un peu bêtes qu’elle le vit, ce matin-là. L’homme à la cape et au chapeau à large bord était si souriant, si joyeux de l’avoir découverte en débouchant de son buisson, qu’elle n’eut d’abord pas peur : comment craindre un être que la joie transfigure à ce point ? Mais sa salive sécha instantanément dans sa bouche quand elle aperçut l’épée, puis la dizaine d’individus hérissés d’arquebuses qui accompagnaient l’homme au sourire éclatant.
"María, crie maintenant, María. Après, il sera trop tard... Je t’en prie... Ils vont vous tuer tous..." La voix, dans la tête de l’adolescente, supplia en vain. Ce qui lui restait de maîtrise de son corps suffisait à peine à limiter le tremblement des jambes et des bras et à contrôler ses entrailles.
C’étaient eux. Finalement, ils les avaient retrouvés. »
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