HuffingtonPostAlgérie, samedi 18 octobre 2014
Akram Belkaïd, Paris
Il est
vingt-heures et le gymnase est bondé. Pour y faire de la place, on a poussé les
équipements contre les murs et démonté les cages de hand-ball. Certains parmi
les retardataires n’ont eu d’alternative que de se hisser sur les chevaux
d’arçons ou, plus périlleux encore, sur les piles mal assurées de tapis au sol.
Malgré l’interdiction de fumer placardée aux quatre coins de la salle, des
cigarettes ont été allumées pour meubler l’attente. Il y a eu quelques
évanouissements et les deux pompiers présents ont fort à faire. Au-dessous du
panneau de basket qui a été relevé pour la circonstance, on a dressé une
estrade de fortune. Trois hommes s’y tiennent debout, attendant peut-être que l’endroit
devienne irrespirable pour commencer. L’un d’eux tient un micro à la main. La
cinquantaine, de taille moyenne, un gros ventre qui plonge vers l’avant, il est
en bras-de-chemise avec une cravate fleurie desserrée. Le visage rouge, la
moustache en crocs, ses yeux semblent rouler en permanence sur eux-mêmes et il
contemple l’assistance avec l’air satisfait de celui qui a réussi sa mission. A
ses côtés, en costume de velours trop chaud pour l’occasion, se tient un
quadragénaire, le corps maigre et le cheveu teint. On le sent un peu gêné,
inquiet même, comme s’il avait été trainé là contre son gré. De temps à autre,
il essuie la sueur qui dégouline de son front. Il ne cesse de parler à son compère
au micro qui, d’une moue qui se veut virile, l’encourage à être patient. Enfin,
le troisième homme, bien plus jeune, costume noir et chemise blanche, le teint
jaunâtre et le profil d’un oiseau de proie, se tient en retrait et affiche
l’air condescendant de celui qui n’est présent que par pure charité.
« Bon,
on va commencer, silence s’il vous plaît, ordonne d’une voix rauque celui qui
tient le micro.
Puis, la
petite rumeur qui parcourait la salle s’étant éteinte :
« Merci
d’avoir répondu présent à notre appel. Pour ceux qui l’ignorent, je suis
monsieur Julien et je suis le président de l’association de sauvegarde de notre
beau quartier. Je vous demande d’écouter attentivement ce qui va être dit. Je
vous présente monsieur Gérard, que vous connaissez pour la plupart d’entre vous
puisqu’il est le patron de la pizzeria Andiamo. Gérard à toi la parole.
Raconte-nous ce qui t’est arrivé ».
Le dit Gérard
prend le micro d’une main tremblante et commence à bredouiller quelques mots ce
qui a le don d’agacer les derniers rangs. Très vite, on entend des « plus
fort ! » ou des « articule ! » qui achèvent de
paniquer le pizzaiolo. C’est alors que le troisième homme lui chuchote quelques
mots d’encouragement à l’oreille. L’effet est immédiat. Gérard prend une grande
inspiration et reprend son récit.
« Voilà,
ça s’est passé il y a quatre jours. On assurait le service de midi quand un
couple s’est attablé. Je ne les avais jamais vus. Ils m’ont demandé les
suggestions du jour et quand j’ai parlé de lasagnes au veau, ils ont fait la
grimace. Et c’est-là que la femme a parlé ».
Gérard
s’interrompt quelques secondes. On dirait qu’il a du mal à déglutir. Pendant ce
temps, monsieur Julien affiche la mine à la fois gourmande et préoccupée de
celui qui sait ce qui s’est passé.
D’une voix un
peu plus assurée, Gérard reprend son récit.
« Elle a
commencé par me demander si mes produits étaient frais. Ensuite, elle a parlé
du quartier, me disant qu’elle et son mari cherchaient un appartement. Et, pour
finir, elle m’a demandé si elle pouvait avoir du quinoa en accompagnement de
son colin grillé ».
Dans la
salle, c’est immédiatement le tumulte. On commente et on s’indigne. Des poings
se dressent. C’est une communion guerrière qui est en train de naitre.
Monsieur Julien,
le ventre plus conquérant que jamais, reprend le micro et fait un pas en avant.
« Du
quinoa ! crie-t-il. Vous savez tous ce que ça veut dire. Et ce que Gérard
a oublié de vous raconter, c’est que ce couple lui a demandé s’il y avait une
boutique bio dans le quartier ».
Nouveau
brouhaha, quelques cris fusent. Avec un peu de mal, Julien arrive à imposer le
silence.
« Vous
savez tous ce que ça veut dire ! répète-t-il. C’est simple : ils sont
à nos portes. Ils arrivent ! On savait que ça nous menaçait mais
maintenant c’est certain : ils ont repéré notre quartier. Et pour bien
comprendre ce qui nous attend, on a invité monsieur Delolive. Vous le
connaissez tous. Vous l’appréciez. Il est des nôtres. Il est ici chez lui.
C’est lui qui va vous expliquer ce qui nous attend exactement ».
Delolive
prend le micro, regardant haut et loin devant lui, comme s’il s’adressait à des
géants installés au fond du gymnase.
« Bonsoir.
Je ne vais pas vous mentir. Ça commence par le quinoa et dans deux ans, votre
quartier aura complètement changé. D’ailleurs, vous ne serez plus là pour vous
en rendre compte. Vous aurez été remplacés. Vous avez raison d’être inquiets.
Au début, c’est amusant. Du quinoa, des magasins bios, du thé rouge à la place
du café. Ensuite, petit à petit, vous aurez les poussettes à trois roues et,
pire encore, les vélos qui envahiront vos rues et trottoirs avec des connards
et des connasses qui vous fonceront droit dessus d’un air de défi, parce que
vous comprenez, ils ou elles sauvent la planète… Il y aura aussi les trottinettes
lancées plein pot dans une descente et qui vous percuteront au moment où vous
sortirez de chez vous. Vous allez perdre votre identité mes amis ! Pour
les adultes, vous devrez porter des pantalons jaunes qui traînent au sol, des
pulls en v moulants et chausser des baskets d’adolescents. Les loyers augmenteront,
vos magasins fermeront, remplacés par des vendeurs de tisanes bio et vos
cafetiers seront obligés de servir des brunchs jusqu’à quatorze heures. Les
places de stationnement vont disparaître remplacées par slots pour vélos
urbains ou pour des voitures électriques. Et ces nouveaux venus, parlons-en… Comme
ils ont de l’argent, ça va attirer une foule de vendeurs de ce que vous savez.
Des gens qui viennent de là où vous savez… ».
Des questions
montent. On veut savoir ce qu’est un brunch. Timide, une voix finit aussi par
demander ce qu’est le quinoa. Les esprits s’échauffent. Dans un coin, un
costaud aux cheveux en brosse affirme que c’est la faute à la presse avec ses
numéros spéciaux sur l’immobilier ou alors à la brocante de rentrée qui attire
des gens louches venus de partout. Une femme, encore plus virulente, jure d’une
voix hystérique que c’est voulu en haut lieu, à cause des votes à la dernière
élection.
« Que
faut-il faire monsieur Lalolive ?, interroge enfin monsieur Julien en
faisant de grands signes pour imposer le calme.
- Mon rôle
est de faire un constat, répond l’autre un peu grandiloquent. Je ne vais pas
vous expliquer quoi faire. C’est à vous de trouver les solutions. Je n’ai qu’un
seul conseil à vous donner : battez-vous pendant qu’il est encore
temps !
Des hourrahs
ponctuent cette exhortation. Le costaud arrive à se faire entendre malgré le
tumulte.
« On
devrait en attraper un à la première occasion, hurle-t-il. On le gave de quinoa
et on lui coud le trou de balle avant de le renvoyer chez lui. Croyez-moi, ça
dissuadera les autres de venir… ».
Une explosion
de joie ponctue ce propos. Monsieur Julien dresse les poings tandis que son
compère Gérard, sourit, enfin détendu. Même monsieur Lalolive, bien moins
condescendant et visiblement satisfait, applaudit des deux mains. La réunion se
termine et chacun rentre chez soi avec le sentiment qu’un grand combat vient de
débuter.
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