Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 27 novembre 2015

La chronique du blédard : Après l'attentat

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 26 novembre 2015
Akram Belkaïd, Paris
 
Avant l’attentat, il y a parfois l’insouciance, la joie, un ciel au bleu profond ou alors une nuit étoilée, une fête, de la musique, à boire et à manger. Il peut y avoir aussi le sentiment fragile d’un répit, l’illusion d’un retour à la normale quand d’autres violences ont précédé, quand des crimes ont été maintes fois commis, maintes fois annoncés. Avant, l’attentat, il y a le plus souvent l’écoulement du quotidien, éprouvant pour les uns, confortable pour les autres, banal pour la majorité. Avant l’attentat, il y a toujours le souci tranquille, l’espérance, fut-elle fugace, d’un monde meilleur qui finira toujours par venir.
 
Après l’attentat, il y a le silence des morts, les plaintes, les cris et les pleurs des survivants, des blessés ou des condamnés. Il y l’effroi, la douleur, la fuite des anges et le rire satisfait des démons. Il y l’horreur, toujours elle, encore elle. L’horreur qui règne et guide ce monde en train de devenir fou. Après l’attentat, juste après l’attentat, avant que ne résonnent les hurlements stridents des sirènes, il y a une suspension du temps, quelques secondes, quelques minutes, où rien ne se passe si ce n’est qu’une nouvelle brèche vient de déchirer l’humanité. Enfin, il y a aussi les sonneries ou les vibrations répétées mais désormais inutiles des téléphones portables.
 
Après l’attentat. Il y a la peur et l’inquiétude. La sensation d’être dans un long tunnel obscur où des lames affutées peuvent frapper à tout instant. Il y le cœur qui s’emballe, la main droite qui tremble, les souvenirs, mauvais, très mauvais, qui affluent, le sommeil qui s’en va. La peur, oui, la peur pour les siens, pour les amis, pour les proches. Pour les autres. Pas pour soi. Rarement pour soi. Après l’attentat, il faut appeler, rassurer, se rassurer, échanger. Il faut essayer de savoir pour ne pas céder à la panique que véhicule déjà la toile et ses multiples réseaux, ses gazouillis qui transmettent de sombres paroles et prédictions. Après l’attentat, se répéter, toujours et encore la même devise, ne pas céder aux pulsions premières et savoir raison garder.
 
Après l’attentat, vient la rage et colère. Mais raison garder... Très vite, déferlent les déclarations martiales, les discours et les promesses. On les écoute à peine, on sait qu’elles ne servent qu’à donner le change, qu’elles s’inscrivent dans le protocole nécessaire, celui qui entend combler le vide et chasser la sidération. Sidération… Ce mot, que nous ne cessons d’employer. Sidérations successives, hélas de plus en plus fréquentes. Après l’attentat, viennent donc les politiques et leurs sillages. Il faut trouver les coupables, désigner les fautifs, débusquer les erreurs et les incompétences, les complicités réelles ou objectives, les traîtres et les défaitistes. Il faut de la vengeance et des représailles. Raison garder...
 
Après l’attentat, viennent les moments d’humanité, simples et gratuits. Un partage du fardeau induit par le mal. L’instant où la force de la destruction a été telle que plus rien ne compte si ce n’est le fait de donner et de recevoir. Le fait de commencer à reconstruire même si cela n’est que symbolique même si c’est à partir de rien. Un rien précieux parce qu’il existe. Il faut tendre la main pour oublier ceux qui veulent la couper. Après l’attentat, il y a la vie, la volonté de continuer. Une sève qui remonte. Mais cela ne dure pas. Les jours qui suivent sont ceux de la chute ou de la rechute. Dans le monde, d’autres attentats, d’autres horreurs. Une folie chasse le souvenir de l’autre. Une farandole démoniaque. Après l’attentat, il y a la pluie et le froid glacial ou alors la canicule et l’air irrespirable. Après l’attentat, il y a une tristesse qui mine, il y a une ville qui pleure. Des villes qui pleurent…
 
Après l’attentat, il y a les hyènes qui accourent. Les vendeurs de mensonges, les faiseurs, les analyseurs à deux centimes et les experts qui valent autant. Remplir la béance avec de l’inconsistance, donner à manger à la machine télévisuelle, exister de longues heures en contribuant à tuer la quête de sens. Après l’attentat, il y a les opportunistes qui n’ont en tête que leurs objectifs – ils disent leur agenda – qu’ils soient politiques (« plus de sécurité, moins de liberté »), éditorial (« comme je l’ai écris dans mon livre ») ou tout simplement égotique (« je me sens tellement mal, rendez-vous compte, j’aurais pu y être » ou bien encore, « je connais quelqu’un qui connaît une victime… »). Après l’attentat, il y a la mise en scène habituelle d’un monde médiatique profondément malade, arrogant et nombriliste. Il faut trouver la formule et le concept qui feront date, en clamer immédiatement la paternité et se construire une légitimité posée sur des cadavres. Génération ceci, Je suis cela
 
Après l’attentat, il y a le déferlement de la bêtise, méchante et, peut être, incurable. Les racistes et les haineux qui s’en donnent à cœur joie, qui trouvent matière idéale à amalgame. Mais aussi les tarés qui justifient l’injustifiable, qui excusent ou qui, parfois, hélas, jubilent ou s’amusent du malheur ambiant. Des irrécupérables qui relativisent l’horreur en évoquant le contexte ou qui relayent les rumeurs et la bouillie complotiste. Après l’attentat, il y la nécessité de lutter contre la confusion des sentiments, de démêler le faux du vrai, de ne pas céder aux colères faciles, aux provocations évidentes ou sournoises. Raison garder, encore et encore.
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