Le Quotidien d’Oran, jeudi 26 novembre 2015
Akram
Belkaïd, Paris
Avant
l’attentat, il y a parfois l’insouciance, la joie, un ciel au bleu profond ou
alors une nuit étoilée, une fête, de la musique, à boire et à manger. Il peut y
avoir aussi le sentiment fragile d’un répit, l’illusion d’un retour à la
normale quand d’autres violences ont précédé, quand des crimes ont été maintes
fois commis, maintes fois annoncés. Avant, l’attentat, il y a le plus souvent l’écoulement
du quotidien, éprouvant pour les uns, confortable pour les autres, banal pour
la majorité. Avant l’attentat, il y a toujours le souci tranquille, l’espérance, fut-elle fugace, d’un monde
meilleur qui finira toujours par venir.
Après
l’attentat, il y a le silence des morts, les plaintes, les cris et les pleurs
des survivants, des blessés ou des condamnés. Il y l’effroi, la douleur, la
fuite des anges et le rire satisfait des démons. Il y l’horreur, toujours elle,
encore elle. L’horreur qui règne et guide ce monde en train de devenir fou.
Après l’attentat, juste après l’attentat, avant que ne résonnent les hurlements
stridents des sirènes, il y a une suspension du temps, quelques secondes,
quelques minutes, où rien ne se passe si ce n’est qu’une nouvelle brèche vient
de déchirer l’humanité. Enfin, il y a aussi les sonneries ou les vibrations
répétées mais désormais inutiles des téléphones portables.
Après
l’attentat. Il y a la peur et l’inquiétude. La sensation d’être dans un long
tunnel obscur où des lames affutées peuvent frapper à tout instant. Il y le
cœur qui s’emballe, la main droite qui tremble, les souvenirs, mauvais, très
mauvais, qui affluent, le sommeil qui s’en va. La peur, oui, la peur pour les
siens, pour les amis, pour les proches. Pour les autres. Pas pour soi. Rarement
pour soi. Après l’attentat, il faut appeler, rassurer, se rassurer, échanger.
Il faut essayer de savoir pour ne pas céder à la panique que véhicule déjà la
toile et ses multiples réseaux, ses gazouillis qui transmettent de sombres
paroles et prédictions. Après l’attentat, se répéter, toujours et encore la
même devise, ne pas céder aux pulsions premières et savoir raison garder.
Après
l’attentat, vient la rage et colère. Mais raison garder... Très vite, déferlent
les déclarations martiales, les discours et les promesses. On les écoute à
peine, on sait qu’elles ne servent qu’à donner le change, qu’elles s’inscrivent
dans le protocole nécessaire, celui qui entend combler le vide et chasser la
sidération. Sidération… Ce mot, que nous ne cessons d’employer. Sidérations
successives, hélas de plus en plus fréquentes. Après l’attentat, viennent donc
les politiques et leurs sillages. Il faut trouver les coupables, désigner les
fautifs, débusquer les erreurs et les incompétences, les complicités réelles ou
objectives, les traîtres et les défaitistes. Il faut de la vengeance et des
représailles. Raison garder...
Après
l’attentat, viennent les moments d’humanité, simples et gratuits. Un partage du
fardeau induit par le mal. L’instant où la force de la destruction a été telle
que plus rien ne compte si ce n’est le fait de donner et de recevoir. Le fait
de commencer à reconstruire même si cela n’est que symbolique même si c’est à
partir de rien. Un rien précieux parce qu’il existe. Il faut tendre la main
pour oublier ceux qui veulent la couper. Après l’attentat, il y a la vie, la
volonté de continuer. Une sève qui remonte. Mais cela ne dure pas. Les jours
qui suivent sont ceux de la chute ou de la rechute. Dans le monde, d’autres
attentats, d’autres horreurs. Une folie chasse le souvenir de l’autre. Une
farandole démoniaque. Après l’attentat, il y a la pluie et le froid glacial ou
alors la canicule et l’air irrespirable. Après l’attentat, il y a une tristesse
qui mine, il y a une ville qui pleure. Des villes qui pleurent…
Après
l’attentat, il y a les hyènes qui accourent. Les vendeurs de mensonges, les
faiseurs, les analyseurs à deux centimes et les experts qui valent autant.
Remplir la béance avec de l’inconsistance, donner à manger à la machine télévisuelle,
exister de longues heures en contribuant à tuer la quête de sens. Après
l’attentat, il y a les opportunistes qui n’ont en tête que leurs objectifs –
ils disent leur agenda – qu’ils soient politiques (« plus de sécurité,
moins de liberté »), éditorial (« comme je l’ai écris dans mon livre »)
ou tout simplement égotique (« je me sens tellement mal, rendez-vous
compte, j’aurais pu y être » ou bien encore, « je connais quelqu’un
qui connaît une victime… »). Après l’attentat, il y a la mise en scène habituelle
d’un monde médiatique profondément malade, arrogant et nombriliste. Il faut
trouver la formule et le concept qui feront date, en clamer immédiatement la
paternité et se construire une légitimité posée sur des cadavres. Génération ceci, Je suis cela…
Après
l’attentat, il y a le déferlement de la bêtise, méchante et, peut être,
incurable. Les racistes et les haineux qui s’en donnent à cœur joie, qui
trouvent matière idéale à amalgame. Mais aussi les tarés qui justifient
l’injustifiable, qui excusent ou qui, parfois, hélas, jubilent ou s’amusent du
malheur ambiant. Des irrécupérables qui relativisent l’horreur en évoquant le contexte
ou qui relayent les rumeurs et la bouillie complotiste. Après l’attentat, il y
la nécessité de lutter contre la confusion des sentiments, de démêler le faux
du vrai, de ne pas céder aux colères faciles, aux provocations évidentes ou
sournoises. Raison garder, encore et encore.
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