Le
Quotidien d’Oran, jeudi 12 novembre 2015
Akram
Belkaïd, Paris
Livre
après livre, sans grands tapages médiatiques paralittéraires, Djilali Bencheikh
continue de tracer un sillon original au sein de la grande famille des
romanciers algériens. Après Mon frère
ennemi (*), dont la trame autobiographique se déroulait durant la Guerre d’indépendance,
il explore cette fois-ci le désenchantement qui a suivi la courte euphorie de
juillet 1962 (**). C’est alors l’époque des discours interminables du président
Ahmed Ben Bella, des nationalisations quasi-quotidiennes et des rumeurs
continuelles à propos de l’intention de Houari Boumediene, l’austère ministre
de la Défense, de mener un coup d’Etat. Le pays ressemble ainsi « à une auberge espagnole, où chacun
apporte son aspiration délirante ». Pieds-rouges et coopérants français,
militants marxistes, révolutionnaires du tiers-monde, tous sont désireux de
contribuer à bâtir une Algérie nouvelle. Dans les rues de la capitale, on
croise même Che Guevara, marchant seul non loin de l’ex-café Otomatic, « armé de sa pipe, un léger sourire
illuminant son regard », vêtu « d’une
simple veste kaki des guérilleros, une démarche à l’algérienne, lente, désinvolte.
Aucun garde du corps. Chez nous [En Algérie], il était chez lui ». Le Che à Alger… Soupir… On dira ce que l’on
voudra de ce qu’est devenu le pays depuis ces temps déjà lointain, mais
bienheureux tout de même est celui qui les a vécu…
Salim,
personnage principal, est un jeune étudiant en sciences économiques (« sciences sans écho » pour
lui). S’il garde un œil sur les turbulences politiques, il rêve avant tout de se
déniaiser. « Ce n’est pas moi, c’est
mon corps qui piaffe, explique-t-il. Impossible
de le contenir, surtout dans le glissement feutré des saisons. Ne le dites à
personne, je suis encore puceau, à dix-neuf ans. A Paris, ce serait un
scandale. Ici [A Alger], c’est une
vocation. Tous les camarades d’amphi sont dans le même état. Leurs frustrations
se lisent dans leurs regards vides, injectés de sperme. » Et comme il
n’a aucune « envie de ressembler à
ces bœufs mentalement castrés », Salim prends aussi des cours de danse
pour épater la gente féminine pendant les « bouffas »,
ce terme désormais désuet qui a désigné boums et autres surprises-parties jusqu’à
la fin des années 1970. Mais rien ne se passe. On le suit donc au fil de ses râteaux
et de ses amours platoniques. On l’accompagne dans un voyage avec d’autres étudiants
(et étudiantes…) en Tunisie, où quelques pages acides suffisent à résumer ce
que fut le comportement de certains Algériens dans ce pays frère avant et après
l’indépendance. Mais le séjour tunisois est tout de même l’occasion pour Salim
de franchir quelques paliers dans la découverte rapprochée de la gente féminine
même si sa quête de chair demeure (presque) vaine.
Pourtant,
ce voyage au pays de la boukha, véritable bouffée d’oxygène pour Salim et ses
camarades auxquelles les lois de Ben Bella interdisent la consommation d’alcool
à Alger, est le moment fondateur. C’est la rencontre avec Nina, jeune fille
maigrelette, du moins en apparence, dotée d’une intelligence vive et d’une
ironie redoutable. C’est le début d’un grand amour (on n’en dira pas plus) dont
les péripéties témoignent d’un temps révolu, comme ces rencontres furtives dans
un cinéma dont la pratique a perduré jusqu’à la fin des années 1970. Le présent
chroniqueur peut en témoigner. Alors adolescent, certains cinémas d’Alger lui étaient
interdit avec sa bande. Pas question de déranger les couples qui se bécotaient
dans le noir, indifférents au film, âpres au smac. Il arrivait parfois que l’on puisse entrer mais à condition
de s’installer dans les fauteuils de l’orchestre, le balcon étant réservé aux
flirts plus ou moins poussés (cas notamment du cinéma el-Khayam ex-Débussy). Fin
de la parenthèse.
Puis
vint le coup d’Etat et des promesses non tenues. Les uns fuient le pays de manière
définitive, d’autres partent en vacances quelques semaines en Europe. Nina et
les siens appartiennent à la première catégorie. Salim, lui, va sillonner Paris
puis l’Allemagne (un périple qui est presque un second roman). Devenu militant
politique et syndical, il vit mal l’éviction de Ben Bella malgré toutes les réserves
que faisait naître en lui le « zaïm » et son révolutionnarisme
brouillon. Ah, ce « réajustement révolutionnaire » du 19 juin 1965...
Peu, pas beaucoup, ou du moins pas assez de protestations. A de rares
exceptions, comme à Annaba, le peuple se tient à l’écart. Les dirigeants du
Parti communiste algérien, des syndicalistes, des responsables étudiants sont
arrêtés ou passent dans la clandestinité. Et pour bien acheter la tranquillité,
le nouveau pouvoir supprime l’interdiction de l’alcool aux Algériens. Dans les
brasseries du centre d’Alger, c’est la fête…
Des
femmes sortent pourtant dans la rue pour manifester leur colère. « Aucune réaction populaire n’est venue
sanctionner ce forfait militaire », écrit l’auteur. « Jour de putsch normal. Personne ne
semble surpris. A force d’en entendre parler chacun l’a intégré dans sa réalité.
Et voilà qu’une poignée de femmes, des mammas intrépides, des Leila-courage,
relèvent le défi. Les slogans sont entrecoupés de youyous qui m’électrisent. C’est
par des youyous que les Algériennes ont galvanisé les manifestants de décembre
1960 et après, pour demander à De Gaulle une Algérie algérienne. (…) Le youyou fait donc partie du patrimoine
national. Ce hululement d’allégresse tourne parfois au hurlement de détresse.
Une arme de combat, à l’instar du cri arts martiaux qui paralyse l’adversaire.
La tonalité désespérée m’arrache des larmes ». On l’aura compris,
au-delà de sa quête amoureuse et de ses références historiques, Nina sur ma route est aussi, à sa façon,
(souvent plus qu’érotique ce qui a dissuadé certains éditeurs algériens de le
publier…) un roman féministe.
(*)
Barzak (Alger) et Elyzad (Tunis), 2013.
(**)
Nina sur ma route, Djilali Bencheikh,
Zellige, 412 pages.
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