Le Quotidien d’Oran, jeudi 8 juin
2017
Akram Belkaïd, Paris
Je suis arrivé de Tunisie en 1975
pour faire des études de droit. Je n’avais pas de bourse et ma famille n’avait
pas les moyens de me financer. Alors, j’ai travaillé. A l’époque, c’était bien
plus simple qu’aujourd’hui. J’ai commencé par combiner les marchés le matin et
la plonge le soir. Je n’allais en cours que l’après-midi. Au bout de six mois,
j’ai compris que je n’avais aucune chance de pouvoir continuer à l’université.
C’était impossible de concilier les deux. J’en garde un peu d’amertume, pas
beaucoup, mais des fois je me dis que ma vie aurait été différente si j’avais
pu être avocat. Ici ou au pays, peu importe. Bon, en même temps, je ne vais pas
me plaindre. Mon restaurant m’appartient, il fonctionne bien, mes trois enfants
ont fait des études supérieures, ils sont tous cadres. Que demander de
plus ?
J’ai commencé par travailler dans un
restaurant de cuisine juive tunisienne à Belleville. C’est là où j’ai tout
appris. Le patron, monsieur Simon, m’aimait bien. Il avait tout le temps des
idées. Il paraît qu’il a été l’un des premiers, je crois, à avoir lancé une
formule Chabbat à emporter. Lui, est arrivé en 1967 mais il avait gardé des
biens en Tunisie et il y retournait l’été. Je l’ai toujours entendu pester
contre les autorités parce qu’il n’avait pas le droit de transférer son argent
de la Tunisie vers la France. On parlait
tunisien entre nous. La clientèle était populaire. Des gens modestes du
Maghreb ; arabes, kabyles, juifs, pieds-noirs. Ça mangeait ensemble, ça
discutait, ça jouait aussi aux cartes. La première grosse dispute à laquelle
j’ai assisté, c’était en 1982. Les Israéliens venaient d’envahir le Liban. Les
discussions étaient vives et les insultes fusaient très vite. Il fallait
s’interposer.
J’ai pu amasser un petit pécule. Un
cousin m’a proposé de s’associer pour racheter une petite sandwicherie à
Toulouse. C’était avant la mode des kebabs. Voilà comment j’ai démarré.
L’affaire tournait bien. Ensuite, j’ai eu envie d’être seul à mon compte. Tu
gagnes de l’argent, tu épargnes, tu achètes une nouvelle affaire, tu revends
pour en acheter une autre. Je n’ai jamais demandé un centime aux banques. C’est
ma règle depuis toujours. Mon fils a fait des études de commerce. Il me dit que
j’aurais pu posséder une dizaine de restaurants. Je lui réponds en riant :
« mais pourquoi faire ? Pour avoir dix fois, non, cent fois, plus de
problèmes ? »
Ce restaurant, je l’ai acheté en
1990. Au départ, ma clientèle était modeste. Des ouvriers, des employés de
bureau. Ensuite, j’ai vu le quartier changer et les clients aussi. C’est devenu
plus riche, plus bobo. Il a fallu faire des travaux et, bien sûr, améliorer la
carte. Cuisine maghrébine, ce n’est pas vendeur. Il faut choisir. Mon chef
était marocain. J’ai opté pour cuisine marocaine… On ne va pas se mentir, c’est
ce qui marche le mieux. Une enseigne avec « cuisine tunisienne », ça
attirera du monde mais moins qu’avec une spécialisation marocaine. Pour
beaucoup de clients français, le tagine c’est le Maroc. Si tu leur proposes un
tagine tunisien, ils sont déçus. Pour eux, le Maroc, c’est les mille et une
nuits... Même s’ils ne veulent pas le dire, je crois aussi qu’ils sont
impressionnés par le fait qu’il y ait un roi là-bas. Cuisine algérienne ?
Ah, c’est compliqué… Il faut l’assumer. D’abord, il faut trouver le bon chef,
ensuite, il faut se dire qu’on va devoir gérer le passé. Ici, à Paris, ça
marcherait. Les choses ont évolué même si je connais des restaurateurs
algériens qui continuent à avoir des problèmes. Prenez tout Paris et ses
environs. Il y a énormément de restaurateurs nés en Algérie mais ils préfèrent
ne pas identifier leur établissement à leur origine ou alors ils mettent
« cuisine berbère ». C’est mieux perçu…
Pendant longtemps, le ramadan
n’avait aucun impact sur mon chiffre d’affaires. Ni baisse ni hausse. C’était
le mois où on vendait beaucoup de soupe à emporter. Des gens célibataires ou
qui n’avaient pas le temps de cuisiner. Depuis quelques années, les choses ont
bien changé. On est pratiquement complet tous les soirs. Les gens viennent en
famille. Des fois, je refuse du monde ou alors je n’ai pas les moyens de leur
proposer une table pour quinze ou vingt personnes ! Il y a beaucoup de
jeunes couples, plutôt aisés. Ça m’impressionne cette transformation. On n’en
parle pas assez. En ce moment, l’heure du ftour
correspond à celle où la plupart des clients non-jeûneurs finissent leur repas.
J’aime bien ce genre de rencontre. Dans une table, il y a le lait et les dattes
et des gens qui attendent. Dans l’autre, juste à côté, il y a un couscous qui
se termine et une bouteille de vin qu’on finit de vider. Certains clients sont
surpris de voir autant de gens débarquer en même temps. Ils posent des
questions. On leur explique. C’est bon enfant.
Mes serveurs jeûnent tous. Pas moi.
Ils le savent et ça ne pose aucun problème. Ça en résout même certains. Pendant
le ramadan, c’est moi qui propose, ouvre et débarrasse les bouteilles de vin.
Mes serveurs s’occupent de tout le reste. Ils sont admirables. Servir de la
nourriture le ventre vide, il faut le faire. Oui, double coup chapeau. D’abord,
pour le service de midi parce qu’il faut vraiment assurer et vite. Ensuite, pour
le soir, parce qu’ils rompent le jeûne à la volée. Quelques cuillères de soupe
par-ci, quelques morceaux de brick par-là. Ils ne dînent vraiment que vers
minuit et ils n’ont plus le droit de manger ou de boire trois heures plus tard.
Mais c’est un bon mois pour eux en termes de pourboires et je leur donne une
petite prime. Et on ferme quelques jours pour l’aïd. Pour la fête et parce
qu’on est épuisés. C’est pendant le ramadan que je réalise plus encore que
n’avoir qu’un seul restaurant est largement suffisant…
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