Le Quotidien d’Oran,
jeudi 22 février 2018
Akram Belkaïd,
Paris
La pente est
raide, l’ascension est lente et la procession est longue. Après quelques heures
de solitude dans la forêt de sapins, c’est le soudain retour au réel. Une
cohorte de randonneurs plus ou moins bruyants, couleurs fluos et bâtons divers
à la main, progresse à grande peine. Certains s’étant passés de raquettes,
s’enfoncent jusqu’aux genoux dans la neige. Ici, un vieux monsieur demande
qu’on l’aide à se dégager tandis que son épouse décide de rebrousser chemin, pestant
et jurant qu’on ne l’y reprendra plus. Là, un sportif du dimanche s’accorde une
longue pause, cigarette au bec, affectant d’être insensible au froid.
La magie
s’envole. Traverser une forêt est une expérience à part. On en sort apaisé
comme lavé de ses idées noires. Certains, hélas pour eux, ne s’en rendent pas
compte. Ils ne retiennent que l’obscurité, l’odeur de la neige mêlée à la
tourbe, le spectacle des troncs d’arbres enchevêtrés ou couchés dans les hautes
fougères. La littérature, elle, a bien compris l’importance de ce passage.
Symboliquement, c’est un rite initiatique. Une transformation de l’être. Le
petit poucet ou le petit chaperon rouge ne nous disent pas autre chose. Dans
une forêt, l’arbre parle à l’âme et au corps et les transforme. Il faut, en y
pénétrant, saluer les esprits, bons ou mauvais, qui y vivent. Il faut écouter
et se taire. Certes, il est des occasions où le bruit est nécessaire comme au
bas des Rocheuses canadiennes où ne pas avertir un ours que l’on approche peut
valoir de sacrés désagréments.
La forêt, donc.
Le silence, l’atmosphère de quiétude et d’étrangeté. Avancer à pas réguliers.
Entendre la neige crisser, admirer les branches blanches qui ploient. Quand
l’hiver est là, il faut respecter la faune, épuisée, affamée. La moindre peur,
la moindre nécessité de devoir détaler, peut lui être fatale. Marcher et penser
à la rencontre. Une biche, un sanglier, un renard ou même un loup. Ou alors, le
face à face improbable. Un jour, dans ce même endroit, à l’heure du crépuscule
au terme d’une longue randonnée d’été, le présent chroniqueur est tombé nez à
nez avec une sorcière. Non, ne souriez pas. C’en était bien une. Petite,
rabougrie, des lunettes à écailles couvrant une partie de son visage, un petit
panier à la main, m’examinant d’un air ironique, un peu inquiétant, et me
conseillant de me dépêcher. Loin de toute maison, qui peut bien cueillir des baies
à l’heure où la nuit s’installe ? Une sorcière, vous dis-je.
Mais retournons
à la pente. En été, l’endroit est un pâturage rocailleux. En hiver, il faut
avancer avec prudence. A un kilomètre de là, c’est-à-dire à une infinité de pas
et de soufflements courts, il y a une cabane qui sert des pizzas cuites au feu
de bois. La récompense suprême même si certains se contentent de rêver au verre
de vin chaud qui leur donnera des ailes pour redescendre. Au gamin qui ne veut
plus avancer, qui est mal équipé, qui se plaint que ses chaussettes sont
mouillées, un père promet une napolitaine géante, avec anchois et champignons,
suivie d’une crêpe à la célèbre pâte à tartiner. L’argument fait mouche. Le
petiot reprend la marche en reniflant.
Sur la droite,
dans le sens de l’ascension, un massif hérissé d’aiguilles grises se détache
dans la brume. Territoire interdit en hiver. Ou du moins, réservé aux
intrépides et aux inconscients. Quelques jours plus tard, dans un col étroit,
des randonneurs perdront la vie dans une avalanche. Cet été, les centaines de
marcheurs qui passeront par là pour se rendre vers un lac d’altitude jetteront
un bref regard à la croix en bois qui se dressera à l’endroit où les corps des
infortunés auront été retrouvés.
On reprend sa
progression en se disant que si l’on va plus vite, on arrivera avant tout le
monde à la cabane et l’on bénéficiera ainsi d’un peu de calme et de silence.
C’est parti. Séance cardio. Veiller à ne pas trop emballer le toquant. Rester
concentré. Ne pas écouter le cerveau qui dicte de ralentir voire d’arrêter. On
dépasse du monde. On est Eddy Merckx dans le Tour 1969 ou 1970, déjà porteur du
maillot jaune, déjà assuré de la victoire finale mais attaquant pour le panache
et la gloire, humiliant ses adversaires directs, pourtant résignés, imprimant
son empreinte de « cannibale » pour les années à venir. Et on arrive
au plateau avec un peu d’avance. La cabane est bien là. Vite, s’installer à
l’intérieur et commander. Mais… Enfer et damnation, complot et mauvais œil,
embouteillage et absence de réseau ! L’endroit est fermé comme ne
l’indiquait pas le panneau publicitaire à plusieurs dizaines d’hectomètres en
contrebas. Il va falloir se contenter de la clémentine et de la compote qu’on a
dans la poche…
Les autres
arrivent plus vite que prévu et avec eux la famille et son gamin. Le morveux ne
met pas longtemps à réaliser qu’il n’y aura ni pizza ni crêpe. Une, deux,
plusieurs larmes jaillissent. Il accuse père et mère d’avoir menti, jure qu’il
ne leur fera plus confiance. Crise de nerfs et roulade dans la neige. Emue par
tant de détresse, une dame lui offre un paquet de biscuits. Le gamin n’en veut
pas. Rien ne le calme. Il est la colère incarnée, la confiance trahie. La mère
supplie, le père menace. Il est temps de s’éloigner de tout ce vacarme. En
redescendant avant tout le monde, on retraversera la forêt seul et peut-être
que la sorcière apparaîtra de nouveau avec une part de pizza dans son panier.
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1 commentaire:
Saluer les esprits bons ou mauvais qui y vivent ...
Ainsi va la vie aussi
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