Le Quotidien d’Oran, jeudi 1er mars 2018
Akram Belkaïd, Paris
Al-Khalil.
Une journée ensoleillée. Les
premiers abords de la ville, l’une des plus anciennes du Proche-Orient voire du
monde. Animée, embouteillée. Commerces ouverts, gargotes, vendeurs de breloques
et d’électronique bon marché, marchands de légume, rabatteurs pour taxis
collectifs. On tend l’oreille et on sourit malgré l’anxiété qui nous tord le
ventre depuis la veille. Ah, la langue arabe des Hébronites ou, plutôt, des
Khalilis… « Anâ hmoâ-âr ? »
(« moi, un âne ? »), crie un automobiliste au piéton qu’il vient
de manquer de renverser. Algarade sans grandes conséquences. On se délecte de
l’accent emphatique, un brin ahuri, objet de milles et une blagues et
plaisanteries. Le Khalili… A Ramallah, Jéricho ou Bethléem, on moque son
conservatisme, son âpreté au gain, sa roublardise, et, puisqu’il faut bien le
dire, sa bêtise (supposée).
On se rapproche du cœur
antique de la ville, inscrit récemment par les Palestiniens (au grand dam des
autorités israéliennes) sur la liste du patrimoine mondial. A l’agitation fait
progressivement place le silence. Ici vivent quelques centaines de colons
protégés par plusieurs milliers de soldats israéliens. Une enclave illégale au
regard du droit international. Hommes en armes, barrières peintes en vert, tours
de guets, portiques avec détecteurs de métaux, tourniquets et barbelés. Ici,
pour les habitants palestiniens qui tiennent encore, une bataille se livre au
quotidien, heure par heure, seconde par seconde. C’est celle du centimètre carré
qu’il faut défendre pied à pied. Dans les rues jadis pleines de vie, règne le
vide sinistre des rideaux métalliques baissés. Des maisons, pourtant habitées,
ressemblent à des ruines.
Deux hommes. Deux frères.
Commerçants. Vendeurs de tissus. Les clients ne viennent plus. Trop dangereux,
trop de risque. Leur maison familiale, à quelques mètres de là, n’est jamais
vide. Ils ne peuvent pas s’en éloigner. Leur hantise ? Que les colons
d’à-côté profitent de leur absence pour investir les lieux. Pour ces
extrémistes, les « Arabes », car ce n’est qu’ainsi qu’ils appellent
les Palestiniens, n’ont rien à faire ici. Alors, tous les moyens sont bons pour
les faire partir. Les témoignages font serrer le cœur et les dents. Dans cette
maison, des inconnus sont venus de nuit par les toits pour percer des trous
dans le plafond. Dans cette autre, il y a eu un départ de feu dont les auteurs
n’ont été jamais inquiétés. Dans ce bloc d’habitations, il n’y a qu’une seule
porte d’entrée possible. Donc, on rentre chez l’un, puis on traverse le salon
de l’autre, avant de pouvoir arriver chez soi, là par où votre autre voisin est
obligé de passer pour regagner son foyer.
Acceptez de vendre votre
maison, votre commerce, et nous vous paierons grassement – des millions de
dollars s’il le faut -, nous vous aiderons même à vous installer en Occident
mais acceptez de vendre. Tel est le message délivré par des organisations
américaines qui tentent de déloger « pacifiquement » les
Palestiniens. Vendre ? Impensable pour ceux à qui l’on a parlé. Ou plutôt,
que l’on a juste écouté car c’est la seule chose à faire : l’arabe donneur
de leçons, ou si l’on préfère, le maghrébin donneur de leçons est prié de
passer son chemin… Ne pas vendre, donc. Le faire, c’est condamner son nom à une
honte éternelle. Car, quand la bâtisse est récupérée par les colons, cela
signifie que toute la rue sera mise sous pression par l’armée pour des
« raisons de sécurité ». Vendre, c’est ajouter au malheur des voisins
et des siens. C’est trahir.
Des grillages et parfois des
toiles surplombent les ruelles où se tient le marché. Car, du haut de leurs
fenêtres, les colons jettent parfois des immondices ou divers objets. Protégés
par les soldats, ils défilent régulièrement dans les rues, clamant que
l’endroit leur appartient. Deux par deux, des observateurs
« temporaires » sont censés noter toute anomalie ou tout incident. Présence
inutile qui donne bonne conscience à la « communauté
internationale ». Les Palestiniens ont appris dans leur chair qu’il est
préférable pour eux de ne pas réagir aux provocations. Il leur faut juste être
présent et tenter vaille que vaille de vaquer à leurs occupations. Le « soumoud ». Tenir bon, être
intransigeant dans sa résilience. Résister. Faire confiance au temps…
On poursuit ses déambulations.
Deux moments exécrables parmi tant d’autres. On lève la tête une première fois.
Un soldat, du haut de sa tour, qui accompagne notre mouvement de la pointe de
son fusil. Il est jeune avec des tâches de rousseur. S’amuse-t-il à nous faire
peur ou est-il sérieux ? On poursuit, sans en mener large. On lève encore
la tête. Une fenêtre grillagée s’ouvre. Une femme. La cinquantaine. Un regard
de haine, intense et glaçant. Quelques mots prononcés en hébreu à notre
intention puis la fenêtre qui se ferme brusquement. On continue sa marche.
La mosquée d’Ibrahim. Le 25
février 1994, c’est ici qu’un colon « extrémiste » (étrange, on ne le
qualifie jamais de « terroriste ») a abattu de sang-froid vingt-neuf
Palestiniens, dont sept enfants, et blessé cent vingt-cinq autres.
« Le » moment où le « processus de paix » né de l’accord
d’Oslo de septembre 1993, a été condamné à l’échec. Aujourd’hui, le
« Tombeau des patriarches » est divisé en deux accès, l’un pour les
musulmans, l’autre pour les juifs. Pour les musulmans, il faut passer par un
poste militaire et présenter ses papiers. En contrebas du bâtiment, devant l’un
des rares magasins de souvenirs ouverts, un petit groupe de touristes solidaires
français discute avec son guide. Parmi eux, une jeune femme sanglote et tremble
de tout son corps. Elle ne s’attendait pas à cela. On l’avait prévenue, mais
les check-points, les colons armés qui crachent dans la direction de son
groupe, le soldat qui pointe son fusil, ont eu raison de son calme. Voilà
d’ailleurs un militaire qui s’approche. Etes-vous arabes, interroge-t-il avec
de l’impatience dans la voix. On lui demande pourquoi. Parce que cette partie
de la rue leur est interdite, assène-t-il. Il faut faire quelques pas de côtés,
franchir la ligne de séparation invisible, se dire encore une fois, qu’ici,
chaque centimètre compte…
Un gamin, vendeur de
breloques se fait insistant. Que faire, sinon lui acheter ce que l’on peut. En
février 2018, sans même savoir pourquoi un commerçant du coin s’est fait
embarquer, punir d’une amende et traduire devant un tribunal militaire (1).
Réalité : chaque jour, ou presque, des vexations, des arrestations, des
écoliers embarqués pour avoir jeté une pierre. Après avoir visité les lieux,
l’historien Alain Ruscio établissait un parallèle entre cet endroit de peines
et d’humiliations et la réalité de l’Algérie coloniale (2). En quittant les
lieux, on médite sur ce parallèle lourd de sens et l’on ne peut s’empêcher alors
de penser un bref instant à cet écrivain algérien, idiot utile de l’ultra-sionisme,
qui clame sa « passion » pour Israël sans jamais avoir mis les pieds
dans ce cercle de l’enfer, insulte au sanctuaire de « l’Ami privilégié », père du judaïsme, du christianisme
et de l’islam.
(1) « Palestinian arrested for selling bracelets near Ibrahimi Mosque
checkpoint », palsolidarity.org, 21 février 2018
(2) « ‘‘Ici c’est Israël !’’ : Hébron, comme l’Algérie
coloniale », « Lettre de Palestine » (blog), 31 octobre
2013. Texte repris et mis à jour dans le bimensuel Manière de Voir, « Palestine, un peuple, une
colonisation », février-mars 2018.
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