Le Quotidien d’Oran, jeudi 15 février 2018
Akram Belkaïd, Paris
Commençons par la bonne nouvelle. Il existe une France qui
s’accepte telle qu’elle est. Autrement dit métissée, tolérante et
pluriculturelle. Une jeune fille voilée, ou plutôt portant un bandeau, a pu
tenter sa chance dans l’une des émissions phare d’une télévision privée pour
qui, pourtant, rien ne doit mettre en péril son audience et ses commandes publicitaires.
Mieux, l’artiste en herbe a été retenue pour poursuivre l’aventure après avoir
interprété, à une heure de grande écoute, une partie de sa chanson en langue
arabe. En découvrant Mennel devant mon petit écran, j’ai brièvement pensé à Fayrouz,
invitée par Mireille Mathieu lors d’une émission sur la même chaîne – alors
publique – au milieu des années 1970. Une autre époque où ce genre
d’apparition, très rare, relevait plus de la curiosité exotique.
Mais j’ai aussi pris les paris avec mon entourage. J’étais
persuadé que cela « chaufferait pour elle » en raison de son bandeau.
Pari gagné… On connaît la suite. D’abord, la polémique à cause du voile, cette
obsession, pardon, cette névrose typiquement hexagonale. Ensuite, seconde
polémique, encore plus violente et passionnée, en raison d’anciens tweets,
notamment complotistes, de l’intéressée. La partition était jouée, et la seule
issue pour Mennel était d’abandonner l’aventure de The Voice. L’affaire, devenue nationale car chacun y étant allé de
son couplet, permet de tirer plusieurs enseignements.
Le premier concerne tous ceux qui ont une relation de près
ou de loin avec l’islam ou le monde arabo-musulman. Le moindre moment de
célébrité se paiera désormais par un processus inquisitoire immédiat.
Quelqu’un, quelque part, fait un tabac. On ira vérifier ses dires et ses posts
sur les réseaux sociaux. Attention aux « like » compromettants, aux
« retweets » déshonorants, aux amitiés virtuelles embarrassantes, aux
commentaires jugés complices. Avec
les réseaux sociaux, la notoriété signifie l’enclenchement d’un processus
tatillon comparable à la confirmation d’un juge à la Cour suprême par le
Congrès des Etats Unis. Quelqu’un ayant du temps à perdre pourrait s’amuser à
passer en détail le profil de chaque candidat sélectionné par The Voice depuis la création de cette
émission. Et là on aussi on peut prendre les paris. Il ferait de belles
trouvailles. Mais tous ces candidats ne portent pas de turban…
Le second enseignement concerne ce qu’il convient d’appeler
la fachosphère. Cette affaire a prouvé son efficacité. Sa capacité à créer l’agitation
(ou le « buzz ») est telle que tout le monde ou presque est
impressionné. De nombreux médias classiques y trouvent matière à rabâchage au
rabais. Se faire l’écho de ce que charrie internet comme clameurs et caquetages
est devenu un passage obligé. Ce n’est plus simplement la « séquence
internet » cela devient des sujets récurrents pour débats en tout genre.
La question qui se pose alors est la suivante : est-il trop tard pour établir
un périmètre de sécurité pour isoler la planète troll ?
Certains de mes amis confrères s’indignent tous les jours.
Ils repèrent âneries, provocations ou dérapages de la part de trollnards
hyperactifs et cela crée, après partages, d’infinies chaînes de commentaires et
d’expressions de colère. Cela se comprend. La bêtise réactionnaire est une
matière très répandue. Elle incite à la réaction, elle exige des réponses, elle
impose des prises de position qui, le plus souvent, se perdent dans le vide,
vite oubliées, vite remplacées. Il y a quelques jours, je suis tombé sur un
article qui conseillait d’ignorer ce genre de piège et cela m’a beaucoup
intéressé. Un journaliste médiocre et atrabilaire vous prend à partie sur
twitter ? On l’ignore. On le met
dans le lourd, pour reprendre une expression bien de chez nous. Un inconnu,
réfugié derrière son pseudonyme, se déchaîne ? On le bloque. Car la règle
est simple : les réseaux sociaux ne servent pas à convaincre ni à
raisonner et encore moins à éduquer ou à donner une conscience aux gens. Mais
dans le cas de Mennel, il est évident que ce genre de stratégie ne sert à rien.
Les vagues étaient trop puissantes.
Ce qui vient de lui arriver illustre un troisième
enseignement. La propension de certains à signifier aux « racisés »,
Maghrébins, Noirs, ou autres personnes du Sud, qu’il est un enclos qu’ils n’ont
pas le droit de quitter sans présentation de solides garanties. C’est un peu le
« ta place ! » que tout dresseur de chien lance à l’animal quand
il veut lui ordonner de rester immobile ou de s’en revenir au panier. Tous ces
gens ne sont pas racistes, loin de là. Ils admettent que la diversité s’incarne
au quotidien. Mais ils veulent que cette incarnation se fasse comme ils
l’exigent. Pas de voile, bien sûr, pas de revendication en matière
d’alimentation, pas de prénom trop connoté, pas d’engagement politique trop
marqué vis-à-vis de ce qui se passe au Proche-Orient. On a le droit d’être
différent mais à la condition d’être rassurant…
Et pour bien le comprendre, on offre aux récalcitrants des
exemples à suivre. Le bon « racisé » ? C’est celui qui pense
comme nous, qui dit comme nous et que l’on peut agiter à foison pour rappeler
les siens à l’ordre. Une autre Mennel fera bientôt son apparition. Elle n’aura
pas de turban ou de bandeau, et ses posts et tweets sur les réseaux sociaux
seront d’une docilité et d’une fadeur à calmer le plus
enragé des trolls.
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