Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

mardi 20 février 2018

La chronique du blédard : Ta place !

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 15 février 2018
Akram Belkaïd, Paris

Commençons par la bonne nouvelle. Il existe une France qui s’accepte telle qu’elle est. Autrement dit métissée, tolérante et pluriculturelle. Une jeune fille voilée, ou plutôt portant un bandeau, a pu tenter sa chance dans l’une des émissions phare d’une télévision privée pour qui, pourtant, rien ne doit mettre en péril son audience et ses commandes publicitaires. Mieux, l’artiste en herbe a été retenue pour poursuivre l’aventure après avoir interprété, à une heure de grande écoute, une partie de sa chanson en langue arabe. En découvrant Mennel devant mon petit écran, j’ai brièvement pensé à Fayrouz, invitée par Mireille Mathieu lors d’une émission sur la même chaîne – alors publique – au milieu des années 1970. Une autre époque où ce genre d’apparition, très rare, relevait plus de la curiosité exotique.

Mais j’ai aussi pris les paris avec mon entourage. J’étais persuadé que cela « chaufferait pour elle » en raison de son bandeau. Pari gagné… On connaît la suite. D’abord, la polémique à cause du voile, cette obsession, pardon, cette névrose typiquement hexagonale. Ensuite, seconde polémique, encore plus violente et passionnée, en raison d’anciens tweets, notamment complotistes, de l’intéressée. La partition était jouée, et la seule issue pour Mennel était d’abandonner l’aventure de The Voice. L’affaire, devenue nationale car chacun y étant allé de son couplet, permet de tirer plusieurs enseignements.

Le premier concerne tous ceux qui ont une relation de près ou de loin avec l’islam ou le monde arabo-musulman. Le moindre moment de célébrité se paiera désormais par un processus inquisitoire immédiat. Quelqu’un, quelque part, fait un tabac. On ira vérifier ses dires et ses posts sur les réseaux sociaux. Attention aux « like » compromettants, aux « retweets » déshonorants, aux amitiés virtuelles embarrassantes, aux commentaires jugés complices.  Avec les réseaux sociaux, la notoriété signifie l’enclenchement d’un processus tatillon comparable à la confirmation d’un juge à la Cour suprême par le Congrès des Etats Unis. Quelqu’un ayant du temps à perdre pourrait s’amuser à passer en détail le profil de chaque candidat sélectionné par The Voice depuis la création de cette émission. Et là on aussi on peut prendre les paris. Il ferait de belles trouvailles. Mais tous ces candidats ne portent pas de turban…

Le second enseignement concerne ce qu’il convient d’appeler la fachosphère. Cette affaire a prouvé son efficacité. Sa capacité à créer l’agitation (ou le « buzz ») est telle que tout le monde ou presque est impressionné. De nombreux médias classiques y trouvent matière à rabâchage au rabais. Se faire l’écho de ce que charrie internet comme clameurs et caquetages est devenu un passage obligé. Ce n’est plus simplement la « séquence internet » cela devient des sujets récurrents pour débats en tout genre. La question qui se pose alors est la suivante : est-il trop tard pour établir un périmètre de sécurité pour isoler la planète troll ?

Certains de mes amis confrères s’indignent tous les jours. Ils repèrent âneries, provocations ou dérapages de la part de trollnards hyperactifs et cela crée, après partages, d’infinies chaînes de commentaires et d’expressions de colère. Cela se comprend. La bêtise réactionnaire est une matière très répandue. Elle incite à la réaction, elle exige des réponses, elle impose des prises de position qui, le plus souvent, se perdent dans le vide, vite oubliées, vite remplacées. Il y a quelques jours, je suis tombé sur un article qui conseillait d’ignorer ce genre de piège et cela m’a beaucoup intéressé. Un journaliste médiocre et atrabilaire vous prend à partie sur twitter ? On l’ignore. On le met dans le lourd, pour reprendre une expression bien de chez nous. Un inconnu, réfugié derrière son pseudonyme, se déchaîne ? On le bloque. Car la règle est simple : les réseaux sociaux ne servent pas à convaincre ni à raisonner et encore moins à éduquer ou à donner une conscience aux gens. Mais dans le cas de Mennel, il est évident que ce genre de stratégie ne sert à rien. Les vagues étaient trop puissantes.

Ce qui vient de lui arriver illustre un troisième enseignement. La propension de certains à signifier aux « racisés », Maghrébins, Noirs, ou autres personnes du Sud, qu’il est un enclos qu’ils n’ont pas le droit de quitter sans présentation de solides garanties. C’est un peu le « ta place ! » que tout dresseur de chien lance à l’animal quand il veut lui ordonner de rester immobile ou de s’en revenir au panier. Tous ces gens ne sont pas racistes, loin de là. Ils admettent que la diversité s’incarne au quotidien. Mais ils veulent que cette incarnation se fasse comme ils l’exigent. Pas de voile, bien sûr, pas de revendication en matière d’alimentation, pas de prénom trop connoté, pas d’engagement politique trop marqué vis-à-vis de ce qui se passe au Proche-Orient. On a le droit d’être différent mais à la condition d’être rassurant…

Et pour bien le comprendre, on offre aux récalcitrants des exemples à suivre. Le bon « racisé » ? C’est celui qui pense comme nous, qui dit comme nous et que l’on peut agiter à foison pour rappeler les siens à l’ordre. Une autre Mennel fera bientôt son apparition. Elle n’aura pas de turban ou de bandeau, et ses posts et tweets sur les réseaux sociaux seront d’une docilité et d’une fadeur à calmer le plus enragé des trolls.
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