Le Quotidien d’Oran, jeudi 11 juillet 2019
Akram Belkaïd, Paris
Ce n’est pas nouveau. Frantz Fanon,
intellectuel cher à l’Algérie et aux Algériens, le relevait déjà en son temps.
Quand un peuple gronde, quand il passe à l’action, quand il entend changer
l’ordre injuste des choses, alors une petite musique, toujours la même, se fait
entendre. Elle est jouée en duo par le pouvoir en place et par une catégorie
bien particulière de personnes qu’on appellera les raisonnables. Parmi ces
derniers, certains mettront en avant leur raison, leur modération pour obtenir
de l’ordre contesté un intérêt qu’il ne leur manifestait guère jusque-là. D’autres,
sans rien faire, se dépêcheront de dire ô combien la prudence est reine et ô
combien le sens de la responsabilité doit primer. Leur discours est
connu : « ceux qui sont dans la
rue sont capables de tout. Parlez-nous, faisons affaire avant qu’il ne soit
trop tard pour vous (et pour nous) ». En novembre 1954, des
opportunistes ambitieux – mais peu désireux de rejoindre le maquis – firent ainsi
des offres de service en matière de « dialogue », de
« conciliation », de « désescalade » ou « d’appels au
calme » espérant en cela glaner quelques situations avantageuses. On
connaît la suite…
On sait aussi que les ordres contestés, et le
pouvoir algérien en est un, excellent dans la capacité à concevoir et mettre en
place des contrefeux, à créer de faux-semblants et à impulser des dynamiques
qui n’ont de réel que ce que des médias assujettis veulent bien en dire. Il en
ainsi de cette mascarade de « dialogue » artificiel à laquelle nous
assistons depuis quelques jours alors que l’Algérie entre désormais dans un
espace hors-constitution quoi que prétende un Conseil constitutionnel dont on
ne rappellera jamais assez qu’il avait validé la candidature d’Abdelaziz
Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel…
Ce dialogue, qui intervient alors que ça
continue de castagner, de menacer et d’emprisonner, n’est rien d’autre qu’une
mise en scène. De l’aveu même d’un participant avec lequel il nous arrive de
correspondre, il s’agit de jouer à faire semblant. En ayant en tête la formule « au cas où… on ne sait jamais »,
il s’agit d’occuper le terrain au cas où une pluie de raison (réelle) viendrait
à se déverser sur l’Algérie et ceux qui la dirigent (vraiment). Dialogue… On se
réunit, on parle, on s’excite un peu parce que l’on ne peut pas faire
autrement, on mange, on boit, on échange quelques informations sur celles et
ceux qui sont en prison, sur celles et ceux qui pourraient bien les rejoindre,
sur ce qu’il ne faut absolument pas faire pour intégrer l’une des deux
catégories qui viennent d’être citées. Bref, on fait semblant, on participe à
un jeu de rôle. On est dans la comedia
djazaïriya.
Résumons rapidement la situation. Le président
par intérim, qui ne devrait plus l’être puisque son intérim est terminé (quoi
que prétende le Conseil constitutionnel dont on rappellera etc., etc.,…) et son
chef de gouvernement sont toujours en place malgré les appels à la démission
lancés chaque vendredi par les manifestants. Et donc, un dialogue « national
inclusif » se déroule avec nombre de partis politiques qui ont fait partie
du système, qui l’ont servi, de manière directe ou indirecte, et qui se
prétendent chargés de faire des propositions. Tout cela crée une confusion et
un détournement. Vu de l’extérieur, on pourrait penser que les représentants du
hirak se sont réunis et qu’ils cherchent à s’entendre pour définir une liste de
revendications à transmettre au pouvoir qu’il soit apparent ou réel.
Or, nous savons très bien que tout se décidera
ailleurs. Que le schéma d’une élection présidentielle à court ou moyen terme,
avec un candidat qui bénéficiera du soutien direct de l’armée, est la solution
(déjà dessinée) qui prévaudra in fine.
Au lieu de l’annoncer tout de suite, on joue à faire semblant. Pour deux
raisons. D’une part, parce que le système algérien adore sauver les apparences.
Cela dure depuis des décennies. A chaque crise, son folklore participatif et
inclusif… Comme à l’été 1991, comme en 1993, avec des personnalités
interchangeables que l’on retrouve de-ci, de-là, avec les mêmes
costumes-cravattés qui ont toujours su retomber sur leurs pattes. D’autre part,
parce que le hirak continue. C’est le grain de sable dans le dispositif de
normalisation. Les Algériennes et les Algériens démontrent une opiniâtreté qui
surprend tout le monde à commencer par leurs contempteurs. Alors, il faut
absolument convaincre ce peuple que les choses changent avec cette agitation du
dialogue. Il faut aussi trouver les arguments pour mettre en accusation ce
peuple agité. Quoi, comment ? On dialogue et vous continuez à manifester ?
On l’aura compris, ce dialogue n’est qu’une
gigantesque fumisterie. Et quand quelques voix illustres se font entendre pour
donner du crédit à cet enfumage, alors c’est fiesta à la dechra. On peut comprendre que l’aventure fasse peur.
On peut comprendre une vision anticipatrice qui préfère un statu quo amélioré -
un peu comme on se contente d’un repas amélioré dans une caserne avec fruit
« et » biscuit à la confiture au dessert. Un statu quo donc préféré à
la voie inconnue ouverte par la démission d’Abdelaziz Bouteflika. On peut aussi
se dire que de tout cela, seuls les islamistes finiront par tirer profit.
Admettons. Aucune peur ne devrait être honteuse pourvu qu’elle soit assumée.
Mais de grâce, n’insultons pas l’intelligence des Algériennes et des Algériens
en leur disant que ce « dialogue national inclusif » (on pourrait
ajouter itératif, répétitif, répulsif ou répressif mais non conclusif – il y a
plus de cinq cent mots qui se terminent en if) est une chance à saisir. En réalité, il n’y a
aucune chance à saisir quand aucune des revendications récurrentes n’est
satisfaite ! Le président par intérim est toujours là, son gouvernement
aussi, les prisonniers d’opinion restent en prison et aucune autre voie que
l’élection présidentielle n’est envisagée. Autrement dit il y a ulach concessions…
Les Algériennes et les Algériens veulent la
lune. Ils ont le droit de manifester pour cela. Le pouvoir leur propose un
gravillon. Et la petite musique des raisonnables leur enjoint de l’accepter et de
rentrer chez eux.
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